Coïncidences extraordinaires et autres aventures vécues

Introduction : L’étonnant et l’incroyable

Certaines coïncidences de la vie sont moins extraordinaires qu’on ne pourrait le croire. On croise parfois, en plein cœur du vieux Québec, une vieille connaissance de Montréal, qu’on avait perdue de vue depuis des lustres. Mais, si on y réfléchit, il n’y a pas de quoi s’étonner. La loi des grands nombres veut que, tôt ou tard, on finisse par tomber, dans un endroit fréquenté, sur une personne connue.

Parfois, la rencontre imprévue se fait sur une plage cubaine, dans l’avion de Paris, voire au sommet des Adirondacks. En fait, dès qu’on veut bien s’éloigner des sentiers battus, les coïncidences se multiplient. On aimerait bien y voir un signe du destin… Après tout, pourquoi pas? Le bonheur exige aussi sa part d’irrationnel.

Tenez, pas plus tard qu’hier, dans l’escalier de bois vernis d’un quelconque bâtiment centenaire d’une quelconque université chinoise, à Suzhou plus précisément, voilà que je me retrouve nez à nez avec une élégante jeune dame du pays, qui dévale les marches quatre à quatre. Nous aurions pu nous croiser sur un palier, sans prendre le temps de nous regarder. J’aurais pu arriver quelques secondes plus tôt, ou plus tard. Mais non, l’étroitesse des lieux l’a forcée à ralentir sa course. J’ai bien été obligé de la saluer, en chinois, et elle n’a eu d’autre choix que de lever les yeux sur moi.

Elle reste là, immobile, et me dévisage avec insistance, dans la pénombre de cette cage d’escalier, par ce matin d’automne. Quant à moi, je ressens confusément cette douce impression de déjà vu, de temps perdu et retrouvé, d’un passé chéri qui redevient présent.
— Mais je vous connais! s’exclame-t-elle, dans un français sans accent.

Un joli minois, un sourire éclatant, une petite tache de rousseur sur le bord du nez. Sa physionomie m’est étrangement familière. L’espace d’un instant, je crois même revoir, quinze ans après notre première rencontre, la jeune Chinoise qui avait changé le cours de ma vie. Sa présence ici pourrait toujours s’expliquer : on n’est pas loin de son village natal, une centaine de kilomètres tout au plus. Et quinze ans, ça vous change parfois. Mais où et quand aurait-elle appris le français?

Alors, qui peut bien être cette inconnue, qui me connaît et que je ne reconnais pas tout à fait?

Nous sommes là dans l’escalier, à nous dévisager. Elle demeure perplexe, tandis que je m’efforce de débrouiller les fils de ma mémoire. Mais oui! Cette voix m’est familière! C’est celle d’une étudiante en maîtrise rencontrée il y a sept ans à l’autre bout de la Chine. Elle venait régulièrement me rendre visite avec deux de ses camarades francophiles. Eu égard à son charme indéfinissable, je lui avais même donné une leçon d’allemand, malgré mon incompétence à peu près totale dans cette langue.

Les scènes de retrouvailles miraculeuses qui pullulent dans la littérature classique m’avaient toujours laissé sceptique. Est-il Dieu possible qu’un père ne reconnaisse pas sa fille, ou une femme son mari, qu’ils croyaient perdus dans un naufrage survenu une dizaine d’années plus tôt? Eh bien oui, une telle chose peut arriver. Il suffit de refuser d’y croire. Le sceptique ignore parfois ce qui lui crève pourtant les yeux. Une seconde de moins et je serais moi-même tombé dans le panneau. J’aurais continué de grimper les marches, elle de les descendre, et cette étrange rencontre aurait été vite oubliée.

La jeune dame fait demi-tour et m’accompagne jusqu’à son bureau, qu’elle partage avec deux autres professeurs de français.

Le professeur Lü, avec qui j’avais rendez-vous, se pointe sur le palier.
— Eh bien, Monsieur B­ái, me fait-il incrédule, vous n’allez pas me dire que vous connaissiez ma collègue!

Tout bien réfléchi, cette coïncidence est moins étrange qu’elle ne paraît. Quoi de plus naturel pour un francophone de rencontrer deux fois, dans sa vie, une Chinoise parlant sa langue : la première fois en tant qu’étudiante, et la seconde en tant que professeure. Et ce même s’il y a plus d’un milliard de Chinois sur la terre!

Cette petite aventure m’a remis en mémoire une série de coïncidences similaires, dans lesquelles je fus l’acteur ou le témoin. Si la plupart de ces coïncidences s’expliquent par le jeu du hasard, certaines d’entre elles sont tout simplement incroyables, quoique rigoureusement authentiques. Je me propose donc de les raconter ici, en commençant par la plus incroyable d’entre toutes, celles de deux ennemies jurées qui, trente ans après s’être perdues de vue, se sont retrouvées face à face, par mon intermédiaire, aux antipodes de leur terre natale.

Suite : Deux ennemies jurées se rencontrent.

2012