Coïncidences extraordinaires et autres aventures vécues

Deux ennemies jurées se rencontrent au bout du monde

Comme promis, voici l’histoire vécue de deux ennemies jurées qui, trente ans après s’être perdues de vue, se sont retrouvées face à face, par mon intermédiaire, aux antipodes de leur terre natale. Plus précisément à Ottawa, dans l’après-midi du 31 août 1997.

Campus de Beida, à Pékin. Septembre 1967

Mais commençons par le début, et revenons donc trente ans en arrière, lors de la rentrée scolaire de 1967 à l’Université de Pékin. La Révolution culturelle bat son plein. L’histoire est en marche. Concrètement, cela signifie que les classes sont suspendues. Faute d’étudiants pour suivre ses cours, maître Xu, éminent spécialiste de la langue française, se voit forcé à l’inaction. Il en profite pour se consacrer, avec quelques collaborateurs, à la rédaction d’un grand dictionnaire chinois-français, un ouvrage qui restera, pendant toute une génération, la référence par excellence dans son domaine.

Yangzhou, ville éternelle sur le Grand Canal. Janvier 1997

Je suis de passage pour une quinzaine à Yangzhou, dans l’intention de courtiser une jeune Chinoise rencontrée l’été précédent et de parfaire mes connaissances dans sa langue. Maître Xu, dont j’ignore l’existence, doit être mort depuis longtemps.

L’hiver est particulièrement rigoureux dans la vallée du fleuve Yangze, région qui fait partie de la Chine dépourvue de chauffage central. Pour meubler mes moments de solitude, tout en grelottant dans mon appartement, je m’amuse à recopier les exemples d’un « Grand dictionnaire chinois-français », que je me suis procuré en ville. Grâce à cette intarissable panoplie de phrases, que je fais miennes en les traçant méticuleusement de ma blanche main, j’ai l’impression d’avoir toujours vécu dans ce pays. Béni soit l’auteur de ce dictionnaire, même si je n’ai pas pris la peine de lire son nom sur la page de garde! D’ailleurs, à quoi bon? Les Chinois ne portent-ils pas tous le même patronyme, ou presque?

Une école primaire catholique d’Ottawa. Février 1997

Me voilà de retour au bercail, après mon second périple en Chine. Je n’ai qu’une hâte, c’est de rejoindre l’école de mandarin du samedi, gérée par ces aimables dames de Taiwan, et installée, le weekend, dans une école primaire franco-ontarienne. On y retrouve surtout des enfants d’immigrants chinois, mais aussi quelques adultes, principalement des Huaqiao (Chinois d’Outremer). Voilà plus d’un an que je fréquente les lieux et, en tant que dernier « étranger » n’ayant pas encore abandonné les cours, je suis devenu le chouchou des enseignantes.

Pour un Chinois, tout Blanc est un étranger (waiguoren), même s’il réside dans son propre pays.

Aujourd’hui, fait exceptionnel, je suis le seul élève présent au cours de mandarin. Du coup, la directrice Wang a réquisitionné notre habituelle salle de classe, avec ses chaises et pupitres d’enfants, pour y réunir son conseil d’administration. Je me retrouve donc avec mon enseignante dans un petit réduit sous l’escalier, là où est rangé le piano de l’école en dehors des jours de fête.

J’adore mon enseignante. Une femme de quarante ans, cultivée, pleine d’esprit. Son timbre de voix est si clair et sa diction si précise que je comprends tous les mots qu’elle prononce.

Aujourd’hui, plutôt que d’étudier la leçon habituelle, nous bavardons, de tout et de rien, de notre jeunesse, de Pékin où elle est née, de Marseille où j’ai vécu. Contrairement aux autres dames de l’école, mon enseignante vient de la Chine continentale, de la Chine ex-communiste. Compte tenu de son âge, elle a dû connaître, dans son enfance, les frasques du grand-père Mao. Naturellement, elle a déjà entendu chanter la Marseillaise, comme tous les Chinois de sa génération.

Emballé par cette confidence, je me mets au piano pour jouer l’Internationale.
— Et celle-là, vous devez aussi la connaître, n’est-ce pas? C’est une chanson composée par des Français.
Mon enseignante, d’abord amusée, puis alarmée, me prie instamment de cesser ma performance.
— N’oubliez pas que notre école est financée par le gouvernement de Taiwan. Le conseil d’administration, réuni de l’autre côté du couloir pourrait vous entendre, et s’en offusquer.

La glace est définitivement rompue entre mon enseignante et moi. Le respect que l’élève doit au maître maintenait entre nous une certaine distance, mais cet incident diplomatique à peine évité nous a rendus complices. Notre conversation prend alors un tour plus personnel.
— Vous savez, me confie-t-elle, je ne parle ni le français ni l’anglais, et cela ne m’a pas beaucoup gêné jusqu’ici dans ce pays. Mais il y a longtemps que je projette d’apprendre votre langue. D’ailleurs, je n’ai aucune excuse. Mon regretté père était un grand spécialiste du français. Il a même participé à la rédaction d’un dictionnaire.

On compte actuellement 1,3 milliard de Chinois, mais, à tout hasard, je demande à mon enseignante d’écrire le nom de son père sur un morceau de papier. Un certain monsieur Xu. Je possède, chez moi, deux ou trois dictionnaires chinois-français, on ne sait jamais.

J’arrive à la maison, pressé de vérifier la chose, en commençant par mon dictionnaire préféré, le plus gros, le plus riche, le compagnon de mes jours dans la vallée du Yangze. En page de garde, une liste de quinze auteurs : un rédacteur en chef et quatorze collaborateurs. Le rédacteur en chef se nomme en effet Xu.

Pas de quoi s’emballer! Les dénommés Xu doivent se compter par dizaines de millions en Chine. Vérifions également le prénom. Cette fois plus de doute! Maître Xu, père de mon enseignante préférée, figure en tant que rédacteur en chef de mon dictionnaire préféré! Le même Maîtrer Xu que je tenais pour le premier de mes bienfaiteurs parmi ces 1,3 milliard de Chinois.

Jusque-là, il s’agit d’une coïncidence presque banale. Mais que diriez-vous si je devais bientôt croiser sur ma route, et à cinq mille kilomètres de là, un second auteur de ce même dictionnaire, figurant en tête de liste? C’est pourtant ce qui va se produire. D’ailleurs, les coïncidences ne s’arrêteront pas là.

22 août 1997. Aéroport international de Vancouver

À quoi sert le gouvernement fédéral canadien, au fond, lui qui coûte si cher aux contribuables? En gros, sa juridiction se limite à tout ce qui n’est ni santé, ni éducation, ni sécurité, ni réseau routier et autres broutilles. Il lui reste donc l’armée, la politique étrangère et le contrôle des frontières. Et comme ce gouvernement est officiellement bilingue, les vingt-quatre guichets de douanes de l’aéroport international de Vancouver s’affichent simultanément en anglais et en français.

Mais dans la vie des bureaucraties comme dans celle des hommes, il y a parfois loin de la théorie à la pratique. Personnellement, j’ai choisi le guichet numéro 24, le seul effectivement bilingue. Et quand je dis bilingue, cela signifie que le citoyen a la permission de s’exprimer en français, et que le douanier, qui le comprend, lui répond en anglais. Lors de mes deux voyages précédents, j’avais eu l’audace, ou la naïveté, de m’adresser dans ma langue maternelle au premier douanier pris au hasard, ce qui m’avait valu une engueulade carabinée et une fouille en règle. Chat échaudé craint l’eau froide. Désormais, je mets résolument le cap vers le guichet 24, même si la queue y est particulièrement longue. Lâcheté de ma part, peut-être, mais on n’est jamais gagnant avec la bureaucratie.

Or, ce 22 août, alors que j’attends patiemment mon tour, une altercation se produit dans la queue du guichet voisin. Une dame d’un certain âge est en train de se faire houspiller par le douanier. Car cette dame d’allure orientale, haute comme trois pommes, le regard d’acier, s’obstine à parler français, la seule langue qu’elle connaisse en dehors du chinois. Heureusement, un de ses compatriotes, qui se trouvait derrière elle, s’offre comme interprète et réussit à calmer le douanier. Pendant un temps mort, la vieille dame se tourne vers le guichet 24 et croise mon regard.

Une heure plus tard, alors que j’attends ma correspondance pour Ottawa, à l’autre bout de l’aéroport, j’aperçois la vieille dame du guichet 23, accompagnée d’un jeune homme qui s’est galamment offert pour porter sa valise.
— Vous êtes arrivée, lui dit le jeune homme en chinois. Voici votre porte d’embarquement.
Et la dame de s’asseoir juste en face de moi, tandis que le pauvre garçon s’éloigne, tout essoufflé.

Naturellement, nous finissons par lier conversation. La vieille dame est un professeur de français à la retraite de l’Université de Pékin. Elle se rend à l’Université d’Ottawa pour un congrès international de spécialistes de la langue française, qu’elle maîtrise parfaitement. Nous prendrons donc le même avion.

Sans l’incident de la douane, je n’aurais jamais parlé à cette vieille dame, et la rencontre fatidique qui allait suivre dans moins d’une quinzaine de jours ne se serait jamais produite!

Mais pas si vite! Pour le moment, nous sommes en train de converser dans la salle d’attente d’un quelconque aéroport international, lieu où l’on croise des quantités de gens qu’on ne revoit jamais.

— Vous connaissez l’université d’Ottawa, monsieur?
— Oui madame. Ce n’est pas loin de chez moi.
Après un moment de silence, la vieille dame revient sur l’incident de la douane :
— C’est curieux, dit-elle après un moment de silence, je croyais que le Canada était un pays bilingue.
— Et moi, je croyais que la Chine était un pays communiste!
Nous parlons français tous les deux, en pays hostile. Nous sommes donc unis par des liens presque familiaux. Aussi la vieille dame préfère voir dans ma réplique un simple trait d’esprit plutôt qu’une marque de sans-gêne.

Avant de nous quitter, j’offre ma carte de visite à la vieille dame :
— Appelez-moi quand votre congrès sera terminé. Je vous ferai visiter la région.
— Avec plaisir, je n’y manquerai pas.
Elle me tend sa propre carte, aux armoiries de l’Université de Pékin : Madame Li, professeure de français.

En principe, les choses auraient dû en rester là. Mais madame Li n’est pas une personne ordinaire. Quelques jours plus tard, le téléphone sonne. Madame Li, qui doit quitter sa chambre dans la cité universitaire, me demande si je peux la conduire dans un bon hôtel. J’offre de l’héberger pour un ou deux jours. Elle restera deux semaines.

Belle matinée de fin d’été sur le campus, comme souvent à quelques jours de la rentrée universitaire. Madame Li, qui m’attend sur le trottoir avec sa valise, est en grande conversation avec quelques sommités des Amériques et du reste du monde, tous experts dans la langue française. Elle me présente ces messieurs, aimables, souriants, érudits, francophiles. Et maintenant, en route pour la maison, toutes vitres ouvertes!

Sitôt installée dans notre bibliothèque, qui sert de chambre d’ami, madame Li me pose une question pas tout à fait innocente.
— Avez-vous un dictionnaire de chinois?
— Bien sûr, j’en ai même plusieurs.
Elle repère d’abord un dictionnaire de poche :
— Regardez celui-ci. Reconnaissez-vous le nom de l’auteur?
Saperlipopette! C’est elle! Madame Li en personne! J’héberge chez moi l’illustre auteure d’un dictionnaire! Mais ce n’est pas tout. Madame Li vient de mettre la main sur le grand dictionnaire chinois-français si cher à mon cœur :
— C’est moi, également, qui ai dirigé la rédaction de ce grand dictionnaire.
— Ah? fais-je pour me rendre intéressant, je croyais que c’était monsieur Xu.
Monsieur Xu, en effet, le regretté père de mon enseignante de chinois à l’école du samedi!

Madame Li a blêmi. « Mon hôte, se dit-elle, le premier indigène à qui je me suis adressé en atterrissant dans ce pays, connaîtrait monsieur Xu, mon patron d’autrefois? C’est de la sorcellerie! »

Madame Li a rougi. Aurais-je accidentellement remué quelque terrible secret, enfoui depuis des lustres?

Madame Li retrouve son aplomb habituel :
— Voyez, dit-elle en me tendant le grand dictionnaire, mon nom y figure dans la liste des collaborateurs. En réalité, c’est moi qui ai dirigé les opérations. Monsieur Xu n’était présent qu’au tout début, mais il est tombé malade et j’ai pris la relève.

Comme je n’ai pas pour habitude de voir des complots partout, cette explication me satisfait pleinement. Encore une coïncidence extraordinaire, c’est tout! Décidément, la vie est parfois étonnante! Madame Li et la fille de maître Xu avaient coutume autrefois de se croiser sur le campus de Beida, et moi qui ne fais pas partie du 1,3 milliard de Chinois, je les connais toutes les deux : madame Li, qui est de passage à Ottawa, et la fille de maître Xu qui, fuyant sa patrie, est venue s’installer dans cette même ville. Le plus incroyable, ce serait que ces deux dames se rencontrent, après trente ans. Mais j’ignore où habite mon enseignante, et je ne connais même pas son prénom. Comment pourrais-je bien la retrouver dans cette ville d’un million d’habitants?

 

Une rue du quartier chinois d’Ottawa. Dimanche 31 août 1997

Voilà une semaine que madame Li est installée chez nous. Cela dit, elle sait se rendre utile. Ce matin, elle m’empêche de faire la vaisselle, et pour le dîner, elle compte nous régaler de jiaozi, ces raviolis des jours de fête confectionnés en famille et dans la joie. Ma femme, de son côté, nous préparera des sushis. Pour cela, une virée à trois au quartier chinois d’Ottawa s’impose. Nous trouverons tous les ingrédients nécessaires dans mon épicerie favorite.

Passée la frontière, nous navigons en territoire anglophone. Mais la chose n’est pas pour déranger madame Li, très à son aise, qui parle mandarin avec les employés cantonais, et français avec les jeunes patrons cambodgiens, à la grande stupéfaction des clients présents.

Il ne manque plus que le riz parfumé pour les sushis. Mais nos sympathiques et francophones patrons cambodgiens sont avant tout des commerçants. C’est pourquoi ils vendent le riz parfumé au double du prix normal. Si nous allions faire un saut en face, chez les Neuf-Dragons (Kowloon), pour compléter nos emplettes? Qu’en pensez-vous mesdames?

Or, au même moment, et par le plus grand des hasards, mon enseignante madame Xu, accompagnée de son mari et de son jeune garçon, sortait de cette même épicerie des Neuf-Dragons. Les voilà sur le même trottoir que nous, marchant dans notre direction. Si le prix du riz parfumé avait été raisonnable, nous n’aurions jamais traversé la rue, mais à présent la rencontre est inévitable.

Nous voici face à face. Je m’empresse de faire les présentations, un peu confus, abasourdi, même, par un tel tour du destin. Nous sommes trois, ils sont trois, debout au milieu de la foule anonyme. Les chalands du dimanche nous contournent. Je prie madame Xu et sa famille de venir nous rendre visite, à leur convenance. Je donne mon adresse et mon numéro de téléphone, avec enthousiasme.

Il règne pourtant ici une étrange atmosphère. Tout le monde sourit, sauf les deux principales intéressées, visiblement mal à l’aise. Pourquoi cette gêne et cette froideur? Mystère!

Retour à la maison. Madame Li cherche tous les prétextes pour ajourner la visite de madame Xu.
— Elle doit être très occupée, avec sa famille, inutile de la déranger. Rien ne presse. Laissons-lui le temps de trouver un moment de libre.
On dirait que madame Li craint cette visite. J’ai beau insister, elle revient toujours à la charge. Je finis par m’incliner, à regret.

Malgré tout, l’accueil glacial de madame Xu sur le trottoir du quartier chinois me tracasse. Qu’ai-je bien pu faire pour indisposer cette femme d’ordinaire si avenante? Connaîtrai-je un jour le fin mot de l’histoire?

 

Une école primaire catholique d’Ottawa. Samedi 6 septembre 1997

C’est aujourd’hui la rentrée scolaire à l’école de mandarin d’Ottawa. Je retrouve madame Xu, qui me salue chaleureusement et me prend à part. Elle tient à s’excuser de sa conduite au quartier chinois le dimanche précédent, lorsqu’elle s’était retrouvée nez à nez avec madame Li.
— Comme vous l’avez deviné, me confirme mon enseignante, je connaissais effectivement madame Li.
Puis, me fixant au fond des yeux, elle martèle ces mots :
— C’est la dernière personne que j’aurais voulu rencontrer sur cette terre!

Madame Xu m’explique comment, à l’époque, madame Li avait manœuvré pour faire tomber son père en disgrâce afin de lui retirer son poste de rédacteur en chef du dictionnaire; que le pauvre homme en tomba gravement malade; que madame Li se réjouit de cette maladie; que le mari de madame Li, membre influent de la cellule locale du Parti, s’était joint à cette campagne de dénigrement.
— J’avais alors dix ans, confie madame Xu. Nous étions en pleine Révolution culturelle, avec ses fréquentes séances d’humiliation et de bastonnade. Je me trouvais par hasard au pied de l’escalier du département de français. C’est là que j’ai entendu madame Li et son mari calomnier mon père auprès de ses collègues.

Le père de madame Xu étant une sommité reconnue, le putsch de madame Li avait finalement échoué, mais le bonhomme en était sorti affligé.

Le soir de notre rencontre au quartier chinois, madame Xu avait raconté l’affaire à son mari, un homme loyal et impétueux, qui ignorait tout de ce passé mouvementé. Le brave garçon, indigné, éprouva l’irrésistible envie de téléphoner chez moi afin d’apostropher l’odieuse persécutrice de feu son beau-père. Madame Xu, généreuse et respectueuse des convenances, ne ménagea pas ses efforts pour l’en dissuader.

Sans mon concours, les deux ennemies se seraient croisées sans se reconnaître. J’étais donc le premier responsable de ces dramatiques retrouvailles.

Après ces révélations, je ne sais plus que penser, même si mon instinct me porte à faire plutôt confiance à mon enseignante.

Mais dans la vie, l’homme a toujours tendance à juger trop vite. Il est plus grisant de crier haro sur le baudet que de mener une enquête approfondie.

Pour le moment, madame Li demeure mon invitée, et je continue à la traiter avec soin. Un soir, cependant, dans le feu de la conversation, l’occasion m’est donnée de mettre la Révolution culturelle sur le tapis. Madame Li prétend que la politique ne l’a jamais intéressée, et que les étudiants « rouges » le lui ont d’ailleurs amèrement reproché. A-t-elle été exilée à la campagne, comme tant d’intellectuels de l’époque? Oui, mais pas très loin, en fin de compte, dans les faubourgs de Pékin. Et pas très longtemps. « On l’avait vite rappelée pour diriger l’équipe de rédaction du grand dictionnaire de français. »

Épilogue : Université de Pékin. Mercredi 22 avril 1998

L’été suivant, j’étais de passage à l’Université de Pékin. Madame Li, qui avait eu vent de ma visite, insista pour me recevoir et me fit un accueil cordial. J’eus ainsi l’occasion de rencontrer son mari. Je m’attendais à tomber sur un vieux politicard fourbe et décrépi. J’avais devant moi un sportif plein d’énergie, presque un jeune homme.

Entre personnes bien élevées, la discrétion est de rigueur, en Chine plus qu’ailleurs. On doit parfois se contenter du non-dit. On en est réduit à lire sur les visages. Celui de madame Li me signifiait « je sais que vous pensez encore à cette vieille histoire datant de la Révolution culturelle, et que vous brûlez d’en savoir plus ». Le visage de son mari, par contre, demeurait impassible : une page blanche, comme si tout ce passé tumultueux n’avait jamais existé.

Je ne devais plus revoir madame Li, ni madame Xu, ni leurs maris. Il ne me reste que le souvenir vivant de cette coïncidence extraordinaire.

Non, je n’oublierai jamais ce face à face inattendu, en pleine rue. Je revois encore les regards électrisées de ces deux ennemies mortelles, cette haine, longtemps enterrée, rejaillissant du plus profond de leur mémoire. Les voitures s’étaient tues, les passants se faisaient invisibles, la marche du monde restait soudain suspendue.

Que ces femmes se croisent ainsi, à vingt-mille kilomètres des lieux du crime et trente ans après les faits, voilà qui était déjà improbable. Mais il fallait en plus que je les connaisse toutes les deux, sans savoir qu’un lien funeste les unissait.

?loge funèbre de Li Xiuqin (1932-2022) : https://sfl.pku.edu.cn/tzgg/140425.htm Vie de Xu Jizeng (1921-1989) https://baike.baidu.com/item/%E5%BE%90%E7%BB%A7%E6%9B%BE/4540149 https://zh.wikipedia.org/wiki/%E5%BE%90%E7%BB%A7%E6%9B%BE

[brouillon] Je ne devais plus revoir madame Li, ni madame Xu, ni leurs maris. Il ne me reste que le souvenir vivant de cette coïncidence extraordinaire où, par mon concours, deux ennemies jurées se retrouvèrent face à face, à vingt-mille kilomètres des lieux du crime et trente ans après les faits.

[Ce paragraphe récupéré de geCoïncidences.htm. Intégrer une partie ici?] À cause de moi, une Chinoise rencontre, à Ottawa, la persécutrice de son pauvre père, mort à Pékin vingt ans plus tôt. Je n’oublierai jamais ce face à face inattendu, en pleine rue, les regards électrisées de ces ennemies mortelles, cette haine rejaillissant du plus profond de la mémoire où chacune l’avait enterrée. Les voitures s’étaient tues, les passants se faisaient invisibles, la marche du monde restait soudain suspendue. Que ces femmes se croisent ainsi, voilà qui était déjà improbable. Et il fallait en plus que je les connaisse toutes les deux, sans savoir qu’un lien funeste les unissait.

Madame Li et Mademoiselle Xu

[Nouvelle intro refaite 2024 en oubliant l’ancienne 2012. Utiliser plutôt l’ancienne.]

Il est de ces anciens amis, collègues ou connaissances qui, bien que vivant à deux pas de chez vous, ne croisent jamais votre route. Il suffit pourtant de faire une virée à l’autre bout du monde pour tomber sur l’un d’entre eux, dans un restaurant du Vieux Québec, à bord du traversier de Capri, voire dans la salle d’attente de l’aéroport de Tokyo.

Rien de bien étonnant, au fond. La probabilité de rencontrer une connaissance quelconque dans un endroit quelconque à un moment quelconque est plus élevée qu’on ne croit. Mais que diriez-vous si deux ennemis jurés, qui s’étaient perdus de vue depuis 30 ans, se retrouvaient, grâce à votre intermédiaire, à mille lieux de leur terre natale? Cette coïncidence plus extraordinaire et entièrement authentique est l’objet du récit qui va suivre.

[Fin Nouvelle intro]