Hector Placide GIAT, le tueur de tigre
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Album de famille
Présentation
Il était né le 23 septembre 1858, dans cette localité [Sourdun dans la Brie], d'une famille d'ouvriers pauvres. Il y fréquenta l'école communale et, sous l'excellente direction de son instituteur, M. Jeannard, il fut reçu, à 16 ans, premier à l'École Normale de Melun.
Admis à l'École de Cluny en 1877, il fit un an dans la section des sciences; sur l'indication de notre professeur de littérature, il entra l'année suivante dans la section des lettres; mais il ne devait pas terminer cette année à l'École. À la suite d'une manifestation bruyante de jeunesse, due à son tempérament ardent, il dut quitter l'École et fut envoyé en Cochinchine comme professeur au Collège indigène que le premier gouverneur civil, M. Le Myre de Vilers, venait d'installer. Ce lui fut l'occasion d'apprendre la langue annamite qu'il parlait très purement.
(Extraits de l'éloge funèbre d'Hector Placide Giat par les Clunisiens)
La mort du tigre: Article de La Chevrotière
Comment H.P. Giat se battit avec un tigre
Vous voulez un conte pour le bulletin de l'amicale?
J'avoue ne pas aimer immodérément les fictions, je leur préfère les choses vraies, les histoires vécues.
Il y a des vérités plus belles que tout ce qu'on peut imaginer.
Je vais vous narrer un acte héroïque d'un ancien.
Tout d'abord, je vous présente mon héros, un héros réel, un héros qui exista et que j'ai connu. Il se nommait Hector Placide Giat.
Si Hector est un nom de grand héros de l'antiquité, Placide est un prénom de bourgeois calme.
Feu Giat était un homme courageux, mais d'un courage calme, sans exaltation, placidement.
Cet homme était, aux environs de 1890, un de mes professeurs à Chasseloup-Laubat. J'avais son fils comme camarade de classe.
Plus tard, au cours de 1892, je retrouvai Hector Placide Giat au Cap Saint-Jacques, chez mon père, en notre chaumière, au bord de la plage. Mon père s'était lié d'amitié avec cet homme.
Dans ma mémoire, je le revois un soir, à la table de famille, avec quelques autres invités au nombre desquels se trouvaient: Wetzel, un garde forestier; Rochon et Luperne, deux pilotes du temps jadis.
Assis à un bout de la table, j'écoutai les récits de ces hommes, de ces géants. Trois d'entre eux, Giat, Rochon et mon père, étaient d'une taille au-dessus de la normale, plus d'un mètre quatre-vingt-dix, de vrais géants pour le bambin de neuf ans que j'étais alors.
Il était question de chasse.
Giat racontait comment il venait de tuer un tigre en d'assez bonnes conditions.
Voyant la fougue de Giat qui rêvait de tuer d'autres fauves, Wetzel, le chasseur illustre, lui conseillait la prudence. Wetzel conta quelques-unes de ses rencontres avec le roi de la jungle.
J'étais tout oreille, ne perdant pas un mot de la conversation. Je pourrai la rapporter entièrement aujourd'hui, après plus de quarante-et-un ans, mais comme le disait Kipling, ceci est une autre histoire.
Ces conseils de prudence, avec exemples à l'appui, n'impressionnaient point Giat et, fanfaronnant un peu, par plaisanterie, il dit à Wetzel:
- Je n'ai pas peur de tes tigres et, s'il le fallait, je me battrais corps à corps avec l'un d'eux.
- Tu n'auras pas le dessus, mon cher ami. Le tigre est un animal terrible, déclara Wetzel.
- Tu crois. Eh bien! Je n'en suis pas sûr. Je n'irai pas le provoquer, mais s'il fallait me défendre, il me semble que je l'étranglerais.
Pour moi, enfant, voyant la stature de Giat, je pensais qu'il n'aurait aucune peine à accomplir pareil exploit.
* * *
Un an se passa, nous étions en Octobre 1893.
Mon père, gravement malade, était en traitement à l'hôpital militaire.
Le dimanche matin, sortant de Chasseloup, je me rendis à son chevet. Là, j'entendis un bout de conversation entre le médecin de la salle et mon père.
—- On vient de transporter Giat à l'hôpital, on va lui amputer une jambe.
- Que lui est-il donc arrivé?
- Il s'est battu avec un tigre qui l'a grièvement blessé.
- Sa vie n'est pas en danger?
- Je ne pense pas. Cependant on ne sait jamais.
Inutile de vous dire que mon imagination de gosse travailla jusqu'à ce que je connus la vérité.
Voici cette vérité, telle qu'elle me fut contée à l'époque.
* * *
Giat avait créé, depuis deux ans, l'école primaire de Baria.
Un samedi matin, sa femme, l'actuelle Directrice du Foyer de la jeune fille, étant au Cap Saint-Jacques, il voulut lui envoyer quelques bécassines. Prenant son fusil, il en tira rapidement une douzaine à quelques centaines de mètres de l'école.
Avant huit heures, il était revenu et, s'étant douché, il allait commencer son cours, lorsqu'il vit un groupe d'indigènes affolés venir à lui. Ils lui racontèrent que le tigre venait de prendre un de leurs cochons et l'avait emporté dans un champ de cannes à sucre proche pour le dévorer.
- J'ai ma classe, répondit Giat, je ne puis y aller.
- Monsieur, il est là tout près, de l'autre côté du pont - le pont qui est à l'entrée de Baria en venant de Saigon -, c'est un danger, les enfants qui vont venir en classe dans un instant risquent d'être pris par ce tigre.
À cette idée, Giat n'hésita plus.
Prenant quatre ou cinq chevrotines, il décrocha son vieux Lefaucheux à broches et il suivit les indigènes.
Il avait à peine passé le pont que là, près du sentier que suivaient ordinairement les enfants pour se rendre à l'École, on lui indiqua le champ de cannes en lequel se trouvait le tigre.
Giat examina le terrain et, choisissant un coin, il ordonna: «Construisez-moi rapidement un mirador, ici.»
À peine avait-il prononcé ces paroles qu'il entendit derrière lui un ricanement et un nhaqué murmura: «Le Français a peur!»
Le sang de Giat ne fit qu'un tour.
- Qui a dit qu'un Français pouvait avoir peur?
Comme on lui indiquait celui qui avait tenu ce propos, il lui déclara:
- Je vais te montrer qu'un Français n'a jamais peur, je n'ai pas besoin de mirador. Je sais que le danger est sérieux, tu verras comment un Français l'affronte.
Tout ceci était dit en annamite, car Giat parlait admirablement la langue indigène.
Les nhaqués rassemblés reçurent pour mission de passer de l'autre côté du champ de cannes pour y faire du bruit et rabattre ainsi le tigre sur Giat.
Bientôt, ce fut un vacarme monstre: tamtam, crécelles, touques à pétrole furent les intruments employés pour ce concert.
Le tigre dérangé sortit du champ de cannes en traînant les restes du porc, lorsqu'il aperçut Giat. Lâchant sa proie, le tigre s'élança vers le chasseur.
Giat visa et lâcha son coup de chevrotines dans le poitrail de la bête, celle-ci continua sa charge et en une seconde fut sur l'homme. Giat, sans perdre son sang-froid, lui lâcha à bout portant son deuxième coup en pleine gueule.
Le tigre boula, il avait les machoires complètement brisées, mais il demeura à terre à peine quelques secondes et, avant que Giat ait pu extraire ses cartouches et recharger son arme, le fauve était de nouveau sur lui.
Giat, prenant le fusil par les canons, asséna un coup de crosse sur la tête de l'animal en furie, mais celui-ci, d'un coup de patte, fit sauter cette massue improvisée des mains de son adversaire, puis, bondissant sur lui, le renversa.
Couché sur le dos, Giat se défendit à grands coups de pieds. Il remarqua que le tigre avait un œil emporté et il s'acharna à coups de talons sur l'autre œil. Avec ses griffes, le tigre labourait les jambes de Giat qui n'avait qu'une idée, se protéger le ventre et le corps. Chaque coup de pied qui portait sur l'œil intact du tigre faisait reculer la bête, un coup plus heureux aveugla momentanément le fauve.
Giat était sauvé.
Le tigre, grièvement blessé, n'y voyant presque plus, se réfugia de nouveau dans la touffe de cannes.
Tous les indigènes, épouvantés, s'étaient réfugiés sur les arbres environnants. Giat les appela en vain à son secours.
Le malheureux dut se traîner comme il put, sur une distance de quarante ou cinquante mètres.
Un Annamite vint alors à lui, il se cramponna à son cou et fit ainsi une centaine de mètres les jambes pendantes, raclant le sol.
Mais les Européens du poste avaient été alertés.
Le premier qui arriva, le douanier, d'Audigier, était tellement ému qu'il faillit s'évanouir près de Giat.
Ce fut le payeur Antonetti qui porta un secours efficace au blessé. Il le fit transporter au Trésor et là il commença à désinfecter les plaies béantes avant de procéder aux pansements.
Dussol, l'Administrateur de Baria, réquisitionna aussitôt la chaloupe de la vaccine et envoya d'urgence Giat à l'hôpital militaire de Saigon où le Docteur Trucy procéda à l'amputation de la jambe droite, la plus endommagée.
Voilà comment, mis au défi, Giat se battit avec un tigre pour démontrer que les Français n'ont jamais peur.
Ne trouvez-vous pas que cette histoire vécue vaut mieux qu'un conte?
On dit que qui se ressemble s'assemble.
Madame Giat, actuellement, avec le même stoïcisme, se dévoue pour les orphelines auxquelles elle démontre que, s'il y a des hommes blancs ayant assez peu de cœur pour abandonner leurs enfants, il y a de braves femmes pour leur servir de maman.
Comme son mari le fit jadis, elle donne aujourd'hui l'exemple des vertus françaises.
Henry de LACHEVROTIÈRE
La mort du tigre: Récit de Giat
Donc, depuis deux ans, je dirigeais l'école d'arrondissement de Baria. Le 28 octobre 1893, à huit heures du matin, les notables de Long-hu'o'ng, affolés, accourent à l'école en criant: "Monsieur! Monsieur! Au secours! Le tigre est dans nos maisons!". Je quitte aussitôt ma classe, je saute sur mon fusil et je pars au galop.
C'était vrai. Un tigre, au cœur même du village, venait d'enlever un cochon. Il s'était caché dans un petit champ de cannes à sucre, entre trois sentiers très fréquentés, à quelques pas de la grand'route qui traverse Baria.
Je fais reculer les Annamites qui m'accompagnent et, seul, je fais le tour du champ.
Le tigre m'aperçoit, quitte son abri et fond sur moi à découvert... Je pouvais me sauver encore. Mais les Annamites me regardaient, je fis face, et laissant l'animal venir à deux pas de moi, je lui tirai dans la tête un premier coup de feu qui le fit trébucher et lui creva un oeil. Un second coup de fusil, tiré à bout portant, lui fracassa la mâchoire. Couvert de sang, poussant des rugissements effroyables, le tigre fît un bond et enleva d'un coup de griffe le fusil que je lui présentais. A ce moment je me retourne et, réunissant toutes mes forces, je lance au tigre un vigoureux coup de pied. C'est ce qui me sauva. Le tigre en effet ne tue pas avec ses dents, qu'il a pourtant formidables: il donne la mort avec ses griffes. Quand il s'agit de proie humaine, il commence par ouvrir le ventre; plus rarement il déchire le cou. Le coup de pied que, dans un dernier effort j'avais lancé au tigre, l'atteignit au mufle. Avec la rapidité de l'éclair, l'animal saisit mon pied dans ses griffes, et l'enfonça dans sa gueule en broyant les os.
Alors je tombai sur le dos, mais sans pousser un cri, sans perdre connaissance. Le tigre s'accroupit et me déchira les chairs de la jambe, lentement, en rugissant et en attirant peu à peu sous lui la partie déjà dévorée. Un des os métatarsiens fut retrouvé entre le péroné et le tibia!
Les Annamites, épouvantés, s'étaient pourtant peu à peu rapprochés à une vingtaine de pas. Ils poussaient des cris, frappaient des mains, mais n'avançaient pas.
Comme je parle très couramment l'Annamite, je les exhortai au courage. Je leur rappelai que ma femme les avait souvent soignés et guéris, je leur parlai de mes petits enfants, qui leur reprocheraient leur lâcheté, je leur promis une forte somme d'argent, puis je tirai de ma cartouchière deux cartouches que je lançai auprès d'eux en leur disant de ramasser mon fusil! Mais le tigre leur fit trop peur.
Ma jambe était maintenant dévorée jusqu'au genou. Dans sa gueule toute ensanglantée, le tigre croquait ma rotule qu'il avait déboîtée; ses griffes labouraient déjà la cuisse: la mort allait venir avec le coup de "banderole" en travers du ventre. Alors, me voyant abandonné, je voulus du moins mourir en combattant.
Dégageant brusquement ma jambe gauche intacte jusqu'alors, je frappai, à coups de pied dans les flancs, à coups de poing dans la tête, le tigre qui était presque accroupi sur moi. C'est en me défendant ainsi que je fus blessé à la jambe gauche, mais je n'en continuai pas moins à frapper de toutes mes forces.
Soit pour cette cause, soit parce que l'animal souffrait trop des coups de feu qu'il avait reçu il se redressa tout à coup, rugit une dernière fois en fixant sa victime, et retourna dans le champ de cannes à sucre. Il était resté plus de dix minutes sur moi.
Il fut achevé le soir. On retrouva dans sa tête les chevrotines que j'y avais logées, mais le crâne était intact.
Les Annamites me laissèrent sur le dos, n'osant approcher. Cinq minutes après j'appelai l'un d'eux, je lui nouai mes bras autour du cou, et me fis transporter à l'école. Les Européens étaient accourus. On m'étendit sur un matelas et l'on me fit un pansement sommaire. Mon sang-froid ne m'avait pas abandonné. Je rédigeai moi-même les dépêches à envoyer à ma femme, qui était alors au Cap Saint Jacques près d'accoucher, et à mes chefs. Je donnai les ordres les plus minutieux pour la remise de mon service, je pris les quelques dispositions que la probabilité de ma mort commandait, et j'attendis patiemment, en causant et parfois même en plaisantant, que la chaloupe demandée à Saigon par l'Administrateur vienne me prendre; elle arriva vers minuit. On m'embarqua, et le lendemain vers dix heures du matin, j'arrivais à l'hôpital militaire. Les plaies, horribles à voir, étaient infectées par la gangrène et la bave du tigre; les artères sortaient, les os étaient dénudés.
L'amputation fut faite, au tiers inférieur de la cuisse, par M.Hénaff, remplaçant le médecin chef absent. Cette amputation ne fut pas heureuse. De la chair mâchurée avait été laissée dans la cicatrice; le fémur avait été coupé trop long, et une fissure du périoste s'allongeait, presque invisible, sur une longueur de plusieurs centimètres. Malgré cela, et contre les prévisions des médecins, je ne mourus pas, mais j'endurai pendant 45 jours les plus épouvantables souffrances. Plus d'une fois j'appelai la mort à grands cris.
Le 45ème jour le fémur déchira la cicatrice et fit brusquement saillie au dehors: nouvelle opération. On coupa cette fois 8 millimètres d'os, et on referma la plaie. Les points de suture échappèrent, mais la guérison semblait encore possible. La douleur ayant cessé, l'appétit revint. Le médecin m'autorisa à manger "tout ce que je voulais"...Et alors, en avant les légumes! La bonne tête de veau! L'exquise salade bien verte avec beaucoup de vinaigre! A ce régime-là, naturellement, la dysenterie arriva, réduisant à rien le corps délabré du malheureux qui jeûnait et souffrait depuis près de deux mois. La potion brésilienne, administrée deux fois, fit disparaître la dysenterie, mais laissa à la place la lente, la temble diarrhée de Cochinchine, qui ronge les tempéraments les plus robustes, et qui a conduit au tombeau, lors de la conquête, cent fois plus de victimes que les balles...
Réunissant tout ce qui me restait d'énergie, je parvins à me faire embarquer à bord du courrier du 14 janvier. Le 8 février je débarquais à Marseille, le 9 j'étais admis d'urgence au Val de Grâce. Là, il a été reconnu par les chirurgiens - et ceux-ci savent leur métier - qu'une troisième opération est nécessaire: il reste à enlever encore 8 à 10 centimètres de fémur! Cette opération ne pourra être tentée que dans plusieurs mois, car mon état de faiblesse extrême ne permet pas d'y songer pour le moment
De tous les coins de la Cochinchine où je suis très connu, du Tonkin, de France, il m'est arrivé de nombreux témoignages de sympathie. Le Gouverneur lui-même a tenu à venir lui-même passer une heure auprès de mon lit d'hôpital. Le commandant de la Marine, le colonel de la Calle, les chefs de service sont venus, à plusieurs reprises, me serrer la main.
J'ai bien souffert! Je reste mutilé, privé du seul plaisir au monde que je m'accordais volontiers, la chasse. Mais je crois avoir fait mon Devoir!
Hector Placide Giat - 1894
Chevalier de l'Ordre Impérial du Dragon de l'Annam
Nous Grand Empereur du Sud obéissant aux volontés du Ciel
Voulant reconnaître les services rendus à Notre Personne et à l'Empire par M. Giat (Hector, Placide) Professeur principal de 2e classe l'avons nommé Chevalier de Notre Ordre.
Fait en Notre Palais Impérial à Hué le 22 du 5e mois de la 7e année de Thành Thái.
Enregistré au Protectorat de France en Annam, No 11173, Hué le 10 février 1896.
院星龍南大
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