SOUVENIRS 

Garçon de ferme à Chénier

Après un séjour de quelques mois à Ottawa, je décidai de m'installer au Québec, que je venais de découvrir avec enthousiasme. L'orchestre balkanique dans lequel je travaillais faisant relâche pour l'été, je passai quelques jours dans la maison de campagne de mon bienfaiteur. Première nuit dans un silence total. Premier matin auprès du fourneau à bois de la cuisine. Pendant que les plus grands s'activaient et que les enfants déjeunaient, je grattais la guitare en chantant de vieilles chansons du Far West. Le lard grillait doucement sur le poêle, les effluves du pain frais commençaient à s'échapper du four. Le déjeuner, son café, sa vaisselle, ses chansons duraient une éternité.

Dimanche matin. Alors que j'accordais ma guitare, un garçon inconnu vint s'asseoir à notre table. « Il demeure dans cette maison, me confia-t-on, tu ne l'as jamais vu car il travaille sur la ferme voisine. Parti dès l'aurore et de retour à la noirceur. Mais aujourd'hui, c'est dimanche, les fermiers ne sont pas encore rentrés de la messe, alors le jeune fait la grasse matinée. »

Dimanche après-midi. On passe directement du ménage au paquetage des bagages. Les travaux et les jours. Conciliabules sur le perron de planches. On parle de moi. J'entends claquer la porte à moustiquaire de la cuisine. Le jeune garçon doit retourner en ville, en même temps que toute la famille de mon bienfaiteur. Ce dernier me propose donc de prendre la place du jeune chez le fermier voisin. Je venais de décrocher mon premier emploi au Québec, dans le hameau de Chénier, sur la route en gravelle du lac Cayamant.

Voici comment se déroulait la journée. Réveil à l'aube, dans cette grande maison vide, grâce au concours des nombreux coqs du voisinage. Quelques minutes plus tard, je filais à travers champs vers mon lieu de travail. Je traversais la prairie au chiendent, dégringolais le vallon, enjambais la rivière paresseuse, me débarbouillant au passage, je grimpais la côte aux chardons, et je me retrouvais à l'extrémité du potager de mes maîtres. Les chiens, assagis par les ans, m'accueillaient en s'étirant ou en remuant la queue, sans plus. Je craignais plutôt le coq de la maison, un petit volatile querelleur et sournois, d'autant plus vicieux qu'il ne payait pas de mine.

Le boulot commençait officiellement par un déjeuner dans la grande cuisine de mes patrons. La table, qui avait autrefois réuni une douzaine d'enfants, n'était plus utilisée que sur son extrémité. À la place d'honneur, le père Vauterin, mon employeur, à sa droite les deux filles cadettes, de l'autre côté votre serviteur et le vieil oncle Alcide, âgé de 92 ans. Et la fermière? Toujours en train de circuler ou de s'affairer, si mes souvenirs sont bons. Nous reprenions nos places attitrées au retour du soir, pour un souper sain et copieux, vers les six heures. Le midi, nous nous contentions de sandwiches mous et douceâtres, ingurgités en plein air, qui ne m'ont pas laissé de souvenirs impérissables.

Je n'avais aucune peine à comprendre la langue de mon patron. À vrai dire, il était plutôt avare de paroles, mais ses « quiens ça toé » et « le bœu a travarsé la clôture » me semblaient tout à fait intelligibles et naturels. Je dois avouer que lorsque je vivais à Marseille, j'avais même quelque difficulté à distinguer l'accent québécois de l'accent parisien. Pour moi, il s'agissait de simples variantes du parler septentrional et patin-couffin. À une certaine époque, j'avais pris l'habitude de passer les soirées chez mon cousin cycliste du Prado. C'était la saison où les vers à soie percent leur cocon. Nous jouions à la belote jusqu'aux petites heures du matin, afin de surprendre l'éclosion des bombyx du mûrier. Dame, nous les avions connus lorsqu'ils n'étaient encore que des chenilles, on s'attache! Au milieu de la nuit marseillaise, la télévision passait généralement un classique de Carle, Jutra ou Lefebvre, ce qui nous permettait de perfectionner notre accent québécois. Hasard du destin, cette compétence me permettait maintenant de gagner ma pitance en Haute-Gatineau. Oui, je comprenais très bien le langage du fermier, mais lui, de son côté se demanda toujours de quel étrange contrée je provenais, puisqu'il n'hésitait pas, à l'occasion, à m'interpeller, moi, dans une langue qui ressemblait assez à l'anglais.

Une fois le petit déjeuner expédié, et même avant, le père Vauterin donnait le signal du départ. Généralement, nous embarquions directement sur son tracteur jusqu'à un champ éloigné, tandis que les filles et la mère restaient autour de la ferme pour travailler au potager ou à l'étable. Arrivé à destination, le patron accrochait d'abord sa bêleuse, machine à pondre des bottes de foin ficelées, un peu comme nos vers à soie marseillais pétaient leurs crottes de mûrier broyé : même forme rectangulaire, même débit irrégulier mais continu, le long d'un sillon plus ou moins rectiligne. Plus tard dans la journée, le fermier remplaçait la bêleuse par une remorque, que je devais poursuivre tout en la remplissant. Cette course épuisante, en plein soleil, se déroulait généralement au milieu de la journée. Je ne sais ce qui me faisait le plus souffrir, mes mains nues agrippant les pesantes bottes de foin par leur ficelle rude, mon crâne brûlé par l'Apollon québécois, mes souliers remplis de brins de paille pointus. Bref, j'étais loin de posséder l'expérience et l'équipement adéquats.

Seul mon petit bonhomme de patron savait conduire. Malgré mes vingt ans bien sonnés, je ne possédais pas de permis. De son côté, le vieil oncle Alcide, était venu au monde avant le moteur à explosion. Cet auguste vieillard, dont je n'ai jamais réussi à tirer plus d'une phrase par jour, m'était très sympathique. N'étions nous pas deux hommes de peine, égaux devant les ordres d'un maître qui savait tout : quoi, où, quand et comment. L'après-midi, lorsque l'ouvrage manquait, il n'était pas rare de voir l'oncle Alcide piler des planches de bois ou réparer une roue. Ce n'était certes pas une bouche inutile.

Ce qui rendait à l'oncle Alcide toute sa majesté naturelle, c'était la pacifique  racleuse . Les jours où le foin coupé avait déjà séché, Le bonhomme y attelait le King, un énorme cheval de trait. Couple parfait pour ces champs jamais droits, jamais plats. La bête puissante et l'ancêtre aux gestes mesurés s'entendaient à merveille. Dans leur sillage, les rangées de foin s'alignaient sagement, prêtes à être dévorés par la bruyante bêleuse Massey-Ferguson. Au fait, lorsque j'habitais l'Iowa, mon père adoptif travaillait comme fondeur au troisième sous-sol de l'usine Massey-Ferguson de Waterloo. Qui sait si notre bêleuse avait n'avait pas été construite par ce brave ouvrier, n'est-ce pas, père Vauterin?

Un mot sur la coupe du foin, dont je ne fus le témoin qu'une fois, car j'étais arrivé trop tard dans la saison. En arrivant dans un champ neuf, le fermier décrochait sa bêleuse fétiche et pétaradante pour la remplacer par une faucheuse silencieuse, munie de nombreuses lames bien aiguisées. Il attaquait alors la prairie par l'extérieur et convergeait en spirale vers le centre. (Avant de décrire ce qui se passait au terme de cette manœuvre, je conseille aux âmes sensibles de sauter directement au prochain paragraphe.) Cette époque de l'année était la plus faste pour les mulots et autres campagnols, qui trouvaient dans les hautes herbes un abri sûr et une nourriture abondante. Or l'attelage de la faucheuse attirait, je ne sais par quel instinct, les buses de la contrée. Avertis par le cliquetis des lames, les rongeurs migraient tranquillement vers l'intérieur du champ, pour ne pas rester à découvert. Lorsque le dernier rang de foin restait à couper, la densité de ces muridés atteignait des taux records. La faucheuse négociait alors son dernier virage, et l'opération agricole se concluait par un tragique massacre.

Parfois, la pluie menaçait (menaces en l'air évidemment, car nous connûmes un très bel été). Il fallait alors accélérer le rythme déjà épuisant. Pourtant ces peines n'étaient rien à côté du remisage des bottes de foin. Ma place attitrée se trouvait généralement au sommet d'une grange, sous la tôle chauffée à blanc et dans une atmosphère étouffante et empoussiérée. Je devais saisir les bottes au vol et les empiler derrière moi, de plus en plus haut. Après cette opération, qui se déroulait généralement au plus fort de la canicule, le patron nous accordait parfois quelques instants de pause. Je m'asseyais alors à l'ombre d'un arbre, sans bouger, savourant les plus belles minutes de mon existence. Et si jamais un faible souffle de vent osait passer par là, la volupté était complète.

Quelques heures de travail encore, et le souper apportait un nouveau répit. Mais le cœur n'y était plus. J'étais trop épuisé pour apprécier encore cette récréation. Sitôt le dessert terminé, souvent dans le plus grand silence, les hommes ressortaient, pendant que les femmes rangeaient la cuisine. Il restait deux bonnes heures de clarté, dans l'atmosphère odorante du soir. Le fermier en profitait pour se consacrer à de menus travaux, une clôture à réparer, du matériel à déplacer. Quand l'ouvrage était moins pressé, le patron, somme toute plus généreux pour moi que pour lui, me donnait congé avant la nuit.

Je quittais alors la ferme en espérant que le coq soit déjà couché. Du bout du potager, j'apercevais la rivière en contrebas, avec son ruban de saules et d'aulnaies. Tout en titubant, je piquais vers un méandre profond où je savais pouvoir me baigner, en amont du petit pont de bois. J'ôtais mes vêtements, j'en secouais la poussière, et je plongeais nu dans ces eaux déjà noires et hors du monde. Mon bain terminé, je remontais vers mon logis, heureux d'être en congé jusqu'au lendemain. Tout en marchant, je levais la tête, à la recherche de quelque nuage annonciateur de précipitations dans cet immense ciel d'été du Québec. Je jetai un dernier coup d'œil à la ferme du père Vauterin. Toutes les terres au-delà du vallon lui appartenaient. Les champs se terminaient par une chaîne de collines qui marquaient, dans mon esprit, la fin des terres habitées.

Le perron crissait sous mes pas, la porte à moustiquaire grinçait puis claquait. J'allumais une chandelle pour retrouver ma chambre. Je me jetais sur mon lit en entamant la prière des garçons de ferme, c'est à dire en invoquant le dieu de la pluie. Et le sommeil me surprenait au milieu de ces pieuses incantations.

Un matin enfin — il me semblait que je venais à peine de fermer l'œil — j'eus la sensation étrange que le jour ne s'était pas levé correctement. Je me précipitai à la fenêtre pour vérifier mon impression : il pleuvait. Pas de travaux des champs aujourd'hui. Bien sûr, le lendemain il me faudrait défaire les rangées de foin mouillé pour les étendre au soleil, mais d'ici là, repos complet. Il faut savoir cueillir le bonheur quand il passe.

 

Renaud Bouret - 2001

Pour philosopher: une traduction automatique d'un fragment de ce texte.