UN INFÂME

 

I

- Parlez-moi de Leduc, me dit M. du Tremblay en baissant la voix.

Il semblait que les visites de M. le Préfet à Aïn-Bouzian eussent pour unique objet de me demander des nouvelles de ce Leduc. L'exposé que je m'appliquais à faire de la situation des colons, des besoins de la localité, le haut fonctionnaire l'écoutait d'une oreille distraite: visiblement, il avait hâte d'aborder le chapitre Leduc; alors, tout de suite, sa figure de dandy blond fatigué se ranimait; le monocle remontait s'incruster sur l'œil devenu brillant, et les questions pleuvaient comme une averse. Ma dignité de maire d'une commune de plein exercice se sentait quelque peu offusquée.

- Que devient-il? Que fait-il? répéta M. du Tremblay, de la même voix basse et étouffée.

Il ne parlait jamais du personnage sur un autre ton.

- Leduc, monsieur le préfet! Eh, je vous ai d'avance répondu à son sujet, en vous disant que la récolte avait été nulle et que tous les habitants criaient famine. Le métier de cet homme n'est-il pas de spéculer sur la misère d'autrui? Il fait des affaires d'or, il prête à cent pour cent et au-dessus, il achète les terres à réméré. Je vois venir le jour où Aïn-Bouzian ne possèdera plus qu'un colon: M. Leduc.

Ce qu'il y avait d'acrimonieux dans cette réplique laissa le préfet absolument froid.

- Est-ce qu'il a changé son genre de vie? Se mêle-t-il à la population?

- Non, il se rend justice. Il vit comme un loup. Il a un intermédiaire, un prête-nom, le Maltais Schembri qui traite pour lui avec les colons et les Arabes. Sauf ce Schembri, qui lui sert de factotum, il ne communique avec âme qui vive. Il habite toujours le vieux blockhaus, là-bas au bout de la rue.

- La rue des Morts, dit le pâle docteur Felz avec une grimace sarcastique.

Il était dix heures du soir. Nous étions tous les trois attablés devant des paperasses dans mon cabinet de maire, dont les fenêtres ouvertes laissaient voir, sous l'inquiète lueur de trois ou quatre réverbères balancés au souffle d'un léger sirocco, le mélancolique tableau d'un pauvre village algérien qui ne réussit pas. À droite et à gauche, c'était une succession de masures abandonnées, de constructions à demi démolies, aux portes et aux fenêtres arrachées, aux toits effondrés, lamentables ruines qu'assiégeait une végétation sauvage. Dans le plan primitif, cette rue devait être la principale artère d'Aïn-Bouzian; mais, dès la première année, tous les habitants ayant été fauchés par les fièvres pernicieuses, on l'avait baptisée la rue des Morts. M. Feltz, qui avait toujours critiqué l'emplacement choisi pour l'installation du village, ne manquait jamais l'occasion de lancer quelque cruel brocard à ce sujet. Il en avait d'autant plus le droit que, lui-même, jaune et tremblant comme une feuille morte, offrait dans sa personne une démonstration tristement convaincante du bien fondé de sa thèse et aussi de l'impuissance de son art.

C'est à l'extrémité de cette voie maudite que se dressait, solitaire, une petite tour carrée, trapue, crénelée d'étroites meurtrières, un ancien blockhaus, reste d'un système de fortifications abandonné; là, demeurait l'être bizarre connu sous le nom de Leduc.

- Depuis trois ans que, pour notre malheur, ce Leduc est tombé ici comme un aérolithe, personne ne peut se flatter d'avoir vu son visage à la clarté du jour. Il ne sort que la nuit. Alors, il rôde par les rues désertes. Quelquefois il s'aventure dans la campagne. Les chiens, au lieu d'aboyer, hurlent et se sauvent à son approche. Une nuit ou l'autre, il pourrait bien attraper une balle de quelque chasseur à l'affût de la bête puante.

- Il y a quelque chose qui le tuera plus sûrement qu'un coup de fusil, prononça Feltz.

- De quoi voulez-vous parler? Demanda M. du Tremblay.

- D'un poison.

- D'un poison? Fit M. du Tremblay sursautant. Comment? Quel poison?

- Un poison implacable, qui aura certainement couché cet homme dans la tombe avant trois mois, l'alcool.

- L'alcool? Répétai-je surpris. Leduc boit? Personne ne l'a jamais vu ivre.

- Il est perpétuellement sous l'action de l'alcool, affirma le médecin. Il cherche l'ivresse et l'oubli, mais il n'arrive qu'à rendre plus intenses et plus affreuses certaines visions qui l'assiègent.

M. du Tremblay écoutait Feltz avec une attention extrême.

- Cependant, au fond de la coupe, il trouve quelquefois une mort de quelques heures, Un jour, passant près du blockhaus, je vis par-dessus les cactus de la baie un homme étendu dans l'herbe, la face en plein soleil, horriblement congestionnée: c'était Leduc. J'ai appelé son voisin Schembri, qui m'a aidé à rentrer le malheureux. Après que je l'eus saigné, la vie est revenue, et, avec la vie, le délire, - un délire très bavard, acheva Feltz en observant le préfet du coin de l'œil.

- Qu'a-t-il dit? interrogea celui-ci vivement.

- Ce qu'il a dit? Oh! rien de précis, rien de bien intelligible, assez cependant pour faire comprendre qu'il y a dans son passé des choses mystérieuses, étranges, peut-être des crimes…

M. du Tremblay garda le silence.

- Ah! m'écriai-je amèrement, il y a longtemps que je m'en doutais. Notre pauvre village aurait besoin d'honnêtes habitants, et on y parque des repris de justice.

Le préfet releva la tête.

- Pas de jugements téméraires, Messieurs, et ne calomniez point l'administration, s'il vous plaît, monsieur le maire! La conduite de cet homme ici, appréciez-la aussi sévèrement que bon vous semble; je la réprouve comme vous; mais l'administration n'y peut rien. Il a le droit de résider où il veut. Je vous affirme qu'il n'a jamais été condamné.

Il s'arrêta un moment; puis, tout bas, comme s'il se fût parlé à lui-même:

- Au contraire! ajouta-t-il.

Moi seul, j'entendis cette parole incroyable. Je regardai le préfet avec stupéfaction. Mais il n'éclaircit point sa pensée.

En ce moment, courbé sur la barre de la fenêtre, Feltz paraissait porter toute son attention au dehors. Il se retourna et nous fit signe d'approcher. Puis, allongeant le bras:

Regardez! dit-il.

Du milieu des ruines, parmi les amas de décombres, les arbres rachitiques, les massifs d'herbe vénéneuses, une ombre s'avançait. On distinguait un homme de petite taille, gros, entièrement vêtu de noir, coiffé d'un chapeau haut, déformé; une longue redingote, qu'on eût pris pour une soutane en lambeaux, maculée de souillures, lui battait les talons. Ses mouvements étaient brusques, saccadés, comme s'ils provenaient d'un mécanisme intérieur.

Et au fur et à mesure qu'il approchait, nous entendions un chant étrange, une sorte de psaume mortuaire qu'on eût cru emprunté à quelque culte ancien depuis longtemps oublié. Quoique la voix fut singulièrement sourde, chaque syllabe parvenait nettement à nos oreilles.

- Qu'est-ce que cette langue? Demandai-je à Feltz.

- Je l'ignore, répondit-il pensif, ce n'est pas une langue européenne.

Tout à coup, dans le cercle lumineux d'un réverbère apparut un visage livide, blafard et bouffi, à demi caché dans un énorme paquet de barbe rousse inculte; les yeux énormes, d'un gris sale, cerclés d'une ligne sanguinolente, semblaient vouloir s'élancer de l'orbite. Il fit halte. Nous crûmes un instant qu'il nous avait vus. Mais il regardait la campagne qui se déroulait au loin, enveloppée de ténèbres, où le chacal et l'hyène échangeaient leurs cris sinistres.

Maintenant, il se taisait. Il nous tournait le dos. Nous voyions sa tête hocher d'une façon bizarre. Il reprit sa marche, toujours saccadée, lente pourtant, comme s'il eût suivi une procession funèbre.

- Il a peut-être un demi-litre d'eau-de-vie dans l'estomac, dit le docteur, et, voyez, il marche droit!

Il s'arrêta encore. Cette fois, il se présentait de profil et nous eûmes l'affreuse explication des mouvements de tête de tout à l'heure. Le malheureux mordait ses mains comme s'il eût voulu les dévorer.

Alors, dominant le féroce concert des fauves, s'éleva un hurlement lamentable, sanglotant, furieux, lugubre, qui se prolongea pendant plus d'une minute: jamais cri échappé d'une poitrine humaine ne résuma une telle somme de remords, de honte, de douleur, de malédictions!

Nous quittâmes la fenêtre, frissonnants.

Nous reconduisîmes le préfet à l'hôtellerie où il était descendu, misérable baraque grotesquement intitulée hôtel de Paris; je ne sais de quoi nous causâmes en chemin; certainement personne n'était à la conversation.

Le préfet rentré, comme nous revenions, Feltz et moi, par les rues silencieuses, au moment où nous allions nous séparer, le docteur me dit:

- Voulez-vous mon opinion? Cet homme ne s'appelle pas Leduc. Il a été mêlé à la politique. Il a dû jouer dans de grands événements quelque rôle ténébreux, inavouable, infâme…

Texte d'Albert Fermé
... Suite bientôt
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