MÉMOIRES D’UN CARTHAGINOIS

 

Du temps où les animaux n’étaient pas des hommes

On ne peut à la fois vivre sa vie et en être l’observateur impartial. Avec le recul, certaines façons de voir les choses, certains actes de notre passé nous paraissent crus et brutaux. Mais il est bien commode de se retrouver assis dans le fauteuil du juge satisfait, n’ayant pour seul souci que d’hésiter entre une légitime condamnation et une généreuse absolution.

Quand j’étais enfant, il était normal pour mes petits congénères et moi-même de nous montrer sans pitié envers les animaux. Oh, ce n’est pas que les choses aient beaucoup changé aujourd’hui — les poules et les veaux dans leur cage, les agneaux et les jeunes dromadaires qui attendent d’être rituellement égorgés le confirmeront — mais, officiellement, on leur doit le respect. Il est même illégal de les maltraiter, quoiqu’on ait toujours le droit de les manger. Faute d’honorer Dieu, en qui on ne croit plus, on s’est mis à honorer son œuvre. Un excellent alibi pour l’homme qui cherche à manifester ostensiblement son humanité.

Autrefois, les parents n’avaient pas le loisir de surveiller sans cesse le monde des enfants. Ils se contentaient de craindre, pour leur progéniture, les maladies, les accidents et les mauvaises fréquentations. Quand la sécurité était assurée, c’était déjà un soulagement. Il y avait, à l’époque, beaucoup trop d’enfants et pas assez de parents pour qu’il en fût autrement.

Les enfants possédaient donc leur propre monde, avec ses lois, ses coutumes, ses légendes et son savoir-faire ancestral. Les plus petits subissaient l’influence des plus grands, et parfois leur autorité, mais rarement leur violence. Car, dès qu’un grand abusait de sa force, tout adulte, qu’il soit parent ou étranger, avait le droit — et le devoir — d’intervenir.

Il était normal, en ce temps-là, dans notre coin de pays, de maltraiter les animaux. Du moins pour les enfants, puisque les adultes considéraient le monde des bêtes comme un simple décor. Pour nos parents, seuls les animaux dotés d’un légitime propriétaire existaient vraiment : les chiens baptisés, les canaris en cage, les chevaux de course, les vers à soie, les poissons rouges des bassins extérieurs, et les tortues enfermées dans une plate-bande. Le reste ne comptait pas. Le reste était abandonné à la tyrannie des enfants.

Les animaux sans maîtres étaient soumis à trois types de destins. La captivité, pour l’amusement des geôliers, était réservée aux petites bêtes : grenouilles, escargots, lombrics, scarabées à corne ou criquets migrateurs. Cela se terminait parfois par des mutilations ou par la mort, peine à laquelle étaient aussi condamnés, inévitablement, les animaux dits nuisibles : moustiques, mouches, scorpions. Les plus grosses bêtes étaient souvent chassées à coups de pierre : chats errants, chiens galeux ou rats des haies.

Avant d’énumérer quelques-uns des mauvais traitements prodigués aux animaux, il nous faut rappeler que notre société, à l’époque, avait bien d’autres chats à fouetter que de penser au bien-être de nos frères inférieurs. Les gens modestes rêvaient aux dimanches ou aux congés fériés, ces jours où l’on mangeait enfin de la viande. Les pauvres se contentaient de manger tout court, et se réjouissaient quand leur récolte quotidienne de pain rassis les mettait à l’abri de la faim jusqu’au lendemain. Même les familles réputées à l’aise vivaient dans l’angoisse, celle de voir leurs enfants enlevés par la méningite ou mutilés par la polio. Dans ces conditions, qui se souciait des petits arracheurs de pattes de sauterelles?

Car on les arrachait, une par une, les pattes de ces demoiselles, qui finissaient par ressembler aux sveltes syngnathes nageant dans l’embouchure des Ports puniques, presque indécentes. On les déshabillait, patiemment, quand les brûlantes après-midi d’été ne cessaient plus de s’éterniser. Et jusqu’à sept ans, on écrasait systématiquement les scarabées noirs qui ne s’enfuyaient pas assez vite. Une fois atteint l’âge de raison, on se contentait de suivre leurs traces d’autochenille sur le sable, quitte à tomber soudainement en piqué sur l’ennemi surpris dans sa retraite et à l’enterrer sous une dune, ce qui restait cette fois sans conséquence. Les escargots qui traînaient sur la route devaient craindre, pour leur fragile blindage, la semelle des garnements. Les vers de terre rendaient souvent leur dernier soupir dans un bocal rempli d’eau. Quelques crapauds, qui commettaient la faute de se mêler à un jeu d’explorateurs de brousse, se retrouvaient attachés à des poteaux de torture improvisés, quand ils n’étaient pas ficelés au-dessus d’un fascinant feu de branchettes, à l’aide de brins de raphias arrachés à un vieux tutu. Ne parlons pas des mouches incarcérées dans leurs cages artisanales : le plafond et le plancher étaient constitués de deux rondelles de liège, taillées dans le bouchon d’une bouteille de vin, sur le pourtour desquelles on piquait une série d’épingles, solidement enfoncées. Un de ces barreaux pouvait être relevé, en guise de porte. La cage était parfois suspendue à une poignée de fenêtre, sous le regard conquérant des Louis XI en culottes courtes. Il était rare qu’on relâche les mouches. Elles devaient expirer dans leur prison, quand on les avait oubliées. D’ailleurs, les adultes ne se privaient pas de massacrer ces sales petites bêtes, avec leurs redoutables chasse-mouches règlementaires, surtout lorsqu’elles approchaient de la cuisine ou de la chambre du bébé.

Chaque quartier de banlieue abritait ses chats à demi sauvages. Les bambins s’amusaient à leur faire peur, tapant du pied tout en poussant leur cri de guerre, un « pssshiiiit! » réputé épouvantable. C’est quand même quelque chose, de pouvoir terroriser un être vivant, quand on vit soi-même dans la hantise perpétuelle de la punition. Nos grands frères se montraient plus audacieux, eux qui canardaient les chats avec des cailloux, et qui manquaient généralement leur cible.

Toutes ces bestioles ennemies avaient le don d’ubiquité. Le matin, les autorités familiales avaient exterminé la souris qui nichait sous le clavier du piano de grand-mère. Puis, l’après-midi, une souris se faufilait sous la porte de la cuisine et l’on s’exclamait : la souris est ici! Car il n’y avait pas une souris X, une souris Y ou une souris Z. Il y avait la souris. Contrairement aux hommes, constitués de différents individus facilement identifiables, chaque espèce animale formait une race homogène. Quand un chat blanc avait commis un crime, il était tout à fait normal de canarder le premier chat noir rencontré et de se dire, satisfait, « j’ai châtié le chat ».

Dans notre pays, les seuls enfants qui s’opposaient à ces traitements inhumains envers la gent animale appartenaient à une famille d’étrangers, que l’on appelait « les Français », quoiqu’ils fussent nés au Sénégal. Ces nouveaux venus, dont le père était géologue et la mère biologiste, nous apportaient un message différent de celui de la tradition enfantine reconnue : « Pourquoi faire du mal à ces petites bêtes, qui ne nous ont rien fait? » Si la logique de ce raisonnement nous échappait, cela avait au moins le mérite de relativiser notre façon d’envisager le monde des animaux. Tout en restant convaincus de la justesse de notre point de vue, nous découvrions que celui-ci ne faisait pas l’unanimité sur la Terre.

Les bien-pensants d’aujourd’hui frémiront d’horreur en lisant ces lignes. Mais ont-ils jamais été témoins de l’enlèvement d’un poussin, quand un coin de grillage s’est décloué dans la clôture du poulailler, et que l’attention de la mère poule s’est relâchée? Cette tendre boule de duvet jaune, éclose après trois semaines de patience maternelle et caressée tous les jours par le jeune maître, ce mignon petit être, palpitant de vie, demeure sous la menace constante du chat errant. Le félin sanguinaire aura fini par massacrer la moitié de la couvée avant que celle-ci ne soit assez grande pour échapper à ses griffes acérées. Alors sus au chat! À la guerre comme à la guerre! On y pleure ses soldats tout en étant soulagé de voir tomber ceux de l’ennemi. Les choses n’ont guère changé dans ce domaine.

Il m’est arrivé, un jour d’oisiveté, de poursuivre un matou jusqu’au fond d’un terrain vague, en bondissant lestement par-dessus les parapets, et de coincer la bête entre le mur d’enceinte et un massif de cyprès. Et voilà ma main qui saisit une grosse pierre et la lance, gauchement, presque à regret, mais il est déjà trop tard. Et le chat qui la reçoit sur le flanc, en grimaçant, sans être vraiment blessé, et qui se retourne, furieux, contre moi, toutes griffes dehors, et qui n’a d’autre ressource, pour s’échapper, que de me sauter au visage. Et cette lourde pierre grise, usée, arrondie, qui gît, inerte, sur une touffe d’avoine séchée, cette pierre muette rescapée des ruines de Carthage. Et ce ciel plombé, réprobateur, insolite, comme si le temps était soudain suspendu. Pour la première fois, un chat soutenait mon regard, et je lisais dans ses yeux un pesant reproche. Ce fut ma dernière victime. Je venais de quitter l’enfance.

On ne naît pas homme, on le devient, avec le temps et le secours des autres hommes.

Mon oncle me raconta un jour comment, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, son navire avait rencontré un sous-marin allemand, au large de Gibraltar. Le vent de la guerre avait déjà tourné en faveur des Alliés, et la partie devenait inégale. Mais les Allemands se battaient bravement et pouvaient encore faire des ravages parmi nos troupes. Branle-bas de combat. La corvette française se met à tirer. Enfin, une torpille atteint sa cible. Les débris du sous-marin allemand et de son équipage remontent lentement à la surface. Quelle joie pour les soldats français que d’avoir réussi leur coup, surtout après ces moments d’indécision et d’angoisse! On poussa des hourras, on se congratula, on s’embrassa. Et pourtant, me confia mon oncle soixante ans après la bataille, nous avions enlevé la vie à une bande de jeunes gens, des jeunes garçons comme nous, coulés, noyés sans un mot d’adieu à leurs parents ou à leur femme.

On ne peut à la fois vivre sa vie et en être l’observateur impartial. Et il est trop facile, dans le confort d’aujourd’hui, de juger les hommes d’autrefois.