5. LE LYCÉE DE CARTHAGE

Le baptême de Rafik
La loge du concierge
Madame Bombaloni
La rubrique mondaine
Le cours d’arabe
Formation artistique
Vacances éternelles

Le baptême de Rafik

Après trois ans passés chez les bonnes sœurs, on nous envoie, mon cadet et moi, dans le lycée voisin, au sommet de la colline Sainte-Monique. Comme cela arrive si fréquemment dans la vie d’un enfant, à peine a-t-on accumulé une certaine ancienneté dans un bahut, avec ses privilèges afférents, qu’on se voit parachuté dans une nouvelle boîte où il faut recommencer au bas de l’échelle.

Rien à craindre cependant, car l’intégration se fait en douceur, dans ce lycée de Carthage où les élèves ne se bagarrent jamais. Je me fais d’emblée un ami, à l’âge de huit ans, le premier véritable ami de mon existence. Ce dénommé Gilles, qui porte un short rouge identique à celui de Mickey, m’initie à tous les arcanes de notre auguste institution. Côté positif, les appétissantes brioches du concierge vendues à la récré (argent comptant) et les chewing-gums Cinq-Erreurs de fabrication locale, disponibles chez les marchands ambulants à la sortie des classes (à crédit). Côté négatif, l’existence d’un surveillant général et de « papiers roses » (avertissements disciplinaires). Pour susciter la terreur, l’avertissement n’a nul besoin d’être assorti de mesures concrètes, telles que des retenues, un bonnet d’âne ou des coups de règle. Car un avertissement équivaut à un déshonneur qui déborde largement le cadre de l’école. Selon l’ami Gilles, toute la Tunisie est rapidement mise au courant de cette sanction administrative, qui éclabousse d’ailleurs la famille entière du fautif. Il existerait même des avertissements généraux, sorte de punitions collectives atteignant les innocents autant que les coupables. Un terrible châtiment dont on entend beaucoup parler sans jamais en être le témoin direct.

Parmi les coutumes ésotériques de cet immense phalanstère nommé « lycée » figure la visite d’un photographe professionnel, luxe de la modernité que les bonnes sœurs de Saint-Joseph ne pouvaient se permettre. L’opération possède l’insigne avantage de se dérouler en plein milieu d’une leçon, sous le ciel méditerranéen. Les écoliers jouissent alors d’un rare privilège, qui consiste à recouvrer leur liberté à une heure où ils devraient théoriquement rester confinés entre quatre murs.

Notre maîtresse s’avoue cruellement déçue, avant de distribuer la photo de classe de cette année. « Un élève a bougé, la photo est ratée ». On aperçoit en effet trois rangées de filles et de garçons sages, en jupes ou en culottes courtes, devant l’immeuble principal du lycée de Carthage, aux arcades blanchies à la chaux et flanquées de cyprès. Trois rangées de têtes bien alignées et bien droites, à l’exception de celle du garçon qui se tient à l’extrémité de la dernière rangée, la rangée des grands — et des quelques redoublants. Effectivement, l’élève Boudhina a remué le chef au moment même où le photographe appuyait sur sa poire de caoutchouc. Jusque-là, ledit Boudhina, surnommé « Poil-de-carotte » était surtout connu pour ses exploits extrascolaires, tels que lancer des figues sur les autos longeant la voie ferrée, depuis un compartiment du train Tunis-Goulette-Marsa, ou descendre en marche de ce même train. La nouvelle du visage flou de Boudhina sur la photo de classe, document officiel s’il en est, fait bien vite le tour de l’école, voire de toute la banlieue nord de Tunis, depuis La Marsa jusqu’à La Goulette. Il faut admettre que les réseaux sociaux en ligne actuels font pâle figure à côté du téléphone arabe d’antan.

En fin de compte, cette photo soi-disant ratée est devenue, aux yeux des élèves, un réel fétiche, un véritable monument historique, auquel notre sympathique camarade, désormais célèbre, avait hardiment apporté sa pierre. Comme quoi les critères d’évaluation des adultes diffèrent radicalement de ceux des enfants.

Ce qui me frappe, en redécouvrant les photos de classe à quelques décennies d’intervalle, ce ne sont plus les têtes qui bougent ni les boutons décousus ou le pan de chemise qui dépasse du chandail, mais la diversité des visages d’écoliers. Des bruns, des blonds, des pâles, des basanés, des frisés, des bouclés, des ronds, des longs. On y retrouve toute la gamme des faciès orientaux et occidentaux. On prend alors conscience que tel camarade était Arabe, l’autre Français, Juif, Italien voire même Bulgare. Mais un petit élève ne se soucie guère de ces détails anatomiques et classe plutôt l’humanité selon des critères autrement plus pertinents : les sans-lunettes et les bigleux, les premiers de classe et les nuls en calcul, les dociles et les coquins, les chouchous et les mal-aimés de la maîtresse, etc.

Parmi mes meilleurs camarades se trouvait un dénommé Rafik, dont j’appris un jour qu’il n’était pas de la même religion que moi. Nous étions alors dans la seconde cour de récréation, celle en terre battue, qui servait en même temps de terrain de sport, et Rafik me fit la confidence suivante :
— Tu sais, je serai absent de l’école vendredi prochain.
Comme c’est curieux. Si on est absent, c’est qu’on est malade. Comment peut-on prédire une maladie plusieurs jours d’avance?
— Pourquoi tu seras absent? demandai-je.
— On doit me couper un bout du zizi.
Quoi? Est-ce possible? Y aurait-il un morceau de cet organe qui ne soit pas indispensable?
Devant mon air perplexe, Rafik s’empresse de me préciser :
— Mais pas un gros morceau, non, rien de grave, juste un petit morceau de peau.

Un morceau, pour la forme, si j’ai bien compris. J’imagine le technicien assermenté en pleine action, à la manière d’un poinçonneur de tickets de cinéma. Et hop, clic-clac, un triangle de quelques millimètres de côté vient de sauter, sur le coin. Opération symbolique, en quelque sorte, pour indiquer qu’on est en règle. Étrange coutume, cependant, dont je ne vois pas vraiment l’utilité, mais Rafik, plus calé en théologie que moi, m’explique le pourquoi de la chose :
— C’est comme pour vous, le baptême. Tu es bien baptisé, toi!
J’en conclus que les cérémonies équivalentes se déroulent à des âges différents, selon les religions. Ce qui est logique. Sinon, sans ces différences ostensibles, à quoi cela servirait-il de maintenir plusieurs religions en état de marche?

Malgré toutes ces explications fort raisonnables, mon camarade Rafik n’est qu’à moitié rassuré. Je sens bien qu’il aimerait échapper au sacrifice, mais quoi, quand on est grand, qu’on a dans les neuf ans, on doit faire preuve de courage.

 

La loge du concierge

Le concierge est un homme aux multiples talents. Le matin, le midi et le soir, il contrôle les entrées et sorties, sans en avoir l’air. Il fait partie de ces nombreux habitants de Carthage (et périphérie) qui connaissent tous les autres habitants de Carthage. Pendant la récré du matin, il s’amène avec un plateau à bretelles pour vendre des sablés et des palmiers, pour la modique somme de dix millimes. Tout frais, tout chaud. J’ai goûté aux sablés, c’est excellent. Chez moi, on m’avait caché leur existence, ainsi que celle des palmiers, d’ailleurs. Les parents ont toujours la manie du secret. Il n’est donc pas inutile pour un enfant de fréquenter l’école.

D’ordinaire, ma mère préfère fournir elle-même notre goûter : quatre carreaux de chocolat dans un quart de baguette. C’est encore plus économique et ça ne demande guère de préparation. Seuls les élèves les plus fortunés, au reste peu nombreux, peuvent se permettre de croquer leur sablé quotidien. Les autres se contentent de dévorer des yeux, ce qui est peut-être encore plus délectable.

Lorsqu’on a besoin d’un crayon ou d’un cahier, on peut se présenter dans la loge du concierge, qui vend diverses fournitures avec un léger profit. Le concierge est toujours là où on a besoin de lui. Il est partout. C’est un homme affable et moustachu, avec son sarrau gris, son fort accent, et sa nationalité indéterminée. Est-il Arabe, Français, Sicilien, Juif, Maltais, ce personnage dont personne ne connaît le patronyme? Nul ne saurait le dire. En fait, comme je l’apprendrai après sa mort, de la bouche de mon omniscient grand frère, le concierge du lycée de Carthage était un Alsacien, issu de l’exil de 1871.

Il existe quatre sortes de cahiers : les cahiers de textes, avec du beau papier blanc et glacé; les cahiers de brouillon, avec du papier mince de couleur paille; les cahiers de dessin, avec des feuilles de papier Canson; et les cahiers de récitations, avec un mélange de feuilles glacées, de Canson et de papier cellophane. Les cahiers de récitation servent à recopier des poèmes, qu’on illustre de ses propres dessins. Le concierge, dans sa loge minuscule, possède toutes ces merveilleuses fournitures à l’odeur fraîche et pénétrante.

La loge du concierge fut un soir le théâtre d’un petit drame. Le père de notre remuant camarade Poil-de-carotte, dont nous parlions un peu plus haut à propos de la photo soi-disant ratée, était propriétaire d’une entreprise de transport bien connue dans la banlieue : les camions Boudhina. Cependant, depuis quelque temps, un redoutable concurrent, du nom de Ricano, était arrivé sur le marché, avec ses méthodes de gestion modernes. On racontait que les chauffeurs de la flotte Ricano étaient payés au voyage, et non à l’heure, ce qui expliquait leurs permanents excès de vitesse.

Ce soir-là, un de mes camarades de classe attendait son père dans la loge du concierge, en compagnie de sa petite sœur. La plupart des élèves rentraient chez eux par leurs propres moyens, en empruntant le train de banlieue TGM, mais certains d’entre eux se faisaient raccompagner en voiture par leurs parents. La nuit d’hiver allait bientôt tomber et le père n’arrivait toujours pas. Le concierge tentait tant bien que mal de faire patienter les deux enfants, mais on sentait bien que quelque chose s’était produit. Je revois encore la silhouette de ces deux mioches, avec leurs lunettes d’écaille, leur béret et leur pèlerine bleu marine, si facilement rassurés par les paroles du brave concierge.

Cependant, les minutes continuaient de s’écouler, et l’inquiétude du concierge, bientôt rejoint par un instituteur, devenait de plus en plus palpable. Le dernier rayon de soleil de la journée, qui baignait la loge du concierge d’un jaune d’or vif, s’éteignit peu à peu. Enfin, la nouvelle tomba. Le père des enfants venait d’avoir un accident funeste au croisement situé de l’autre côté de l’acropole de Carthage, près des tombes de Sainte-Perpétue et Félicité. Sa Deux-chevaux s’était fait écrabouiller par un camion Ricano. Les enfants restèrent sans rien dire et sans bouger, assommés par la nouvelle. Ils n’avaient plus de papa. Et leur maman n’avait plus de mari. Le concierge laissa échapper une larme, qui tomba dans le vide. Plusieurs fois dans ma vie, j’ai eu une pensée attendrie pour ce petit camarade de classe et sa sœur, deux silhouettes au corps emmitouflé et aux mollets nus, les yeux rivés vers la route, dont le destin a soudain basculé en l’espace d’un instant.

 

Madame Bombaloni

Ma seconde année au lycée de Carthage — en classe de Septième — fut particulièrement féconde pour ma formation culturelle. J’y appris notamment à tracer des plans de souricières souterraines et des scènes de batailles aéronavales, à dessiner au pastel, et à chanter la Truite de Schubert. Du haut de mes neuf ans, je commençais à élucider les mystères du monde des adultes et à bien me débrouiller dans les travaux scolaires. Certes, je n’obtenais jamais les premières places aux compositions, places qui étaient réservées aux deux génies de notre groupe, mais je me classais souvent troisième ou quatrième.

Malheureusement, cette année féconde devait être suivie d’un lent et inexorable déclin académique tout au long de mes études secondaires, jusqu’à l’âge de quinze ans, où le cancre que j’étais devenu se métamorphosa miraculeusement, et in extremis, en élève présentable.

La maîtresse de cette classe de Septième, Madame Bombaloni, faisait partie de ces personnalités exubérantes qui vous marquent profondément. Je serai peut-être appelé à la présenter sous un mauvais jour, mais il ne s’agit, après tout, que de souvenirs, de perceptions déjà subjectives puis déformées par le temps. D’ailleurs, une ancienne camarade de cette époque ne tarit pas d’éloges sur cette institutrice.

Madame Bombaloni ne se limitait pas à nous montrer l’orthographe et la géométrie, ce qu’elle faisait fort bien, mais elle se plaisait à nous enseigner le savoir-vivre, à philosopher sur l’actualité et à émettre publiquement des commentaires sur tel ou tel élève.

Madame Bombaloni régnait toute puissante sur la classe, dont elle répartissait le territoire selon diverses formules, au gré de sa fantaisie. Après les compositions du premier trimestre, les élèves furent placés selon le classement obtenu, les premiers dans la première rangée, et les derniers au fond de la classe, là où les encriers étaient ébréchés et les pupitres maculés d’encre violette.

Après un début modeste, je réussis à me classer quatrième au second trimestre, ce qui aurait dû me valoir une place dans la première rangée de pupitres, mais Madame Bombaloni m’avait alors pris en grippe, pour une raison que j’ignore. J’obéissais pourtant toujours aux règlements, non par esprit de soumission, mais parce que je les trouvais rationnels et tout à fait adaptés à la bonne marche de l’établissement. L’origine de son antipathie à mon égard devait venir d’ailleurs, peut-être d’un excès de curiosité de ma part, qu’elle avait pris pour de l’insolence.

Un jour, prenant la classe à témoin, et sans me regarder, Madame Bombaloni fit allusion à mon caractère qu’elle qualifia « d’arrogant ». Je cessai aussitôt de fignoler le plan secret d’une souricière souterraine, que j’avais entrepris depuis peu dans mon cahier de brouillon, et je sentis une vague angoisse s’emparer de moi. Seulement voilà, que signifie le mot arrogant? Les adultes ont parfois de ces expressions! Il ne restait plus qu’à m’en informer auprès de ma mère.

Pourquoi ma mère? Premièrement parce que j’allais la retrouver à midi, dès mon retour de l’école, et que mon père ne rentrait du bureau qu’à la dernière minute. Deuxièmement parce que mon père, au lieu de me fournir une simple définition, m’aurait soumis à un interrogatoire complet. Je pris donc le train, comme je le faisais quatre fois par jour, un trajet de cinq minutes, dix en comptant le chemin qui menait à la gare et conduisait à la maison, et je trouvai ma mère dans une de ses positions favorites, c’est-à-dire assise dans une chaise longue, à l’ombre d’un hibiscus, en train de se vernir les ongles tout en lisant une revue de mode. Arrogant, ça veut dire quelqu’un qui se croit supérieur, qui est vaniteux, m’expliqua ma bonne mère, qui ne chercha pas à en savoir davantage sur les raisons de ma curiosité. Arrogant? C’est bizarre, me dis-je, comment un élève peut-il se croire supérieur à une institutrice? J’ai sûrement bien d’autres défauts, mais « arrogant »? Non, Madame Bombaloni a dû se tromper de mot, voilà tout.

À ce point du récit, on se demandera peut-être en quoi consiste une souricière souterraine. Eh bien, il faut savoir que toute personne qui a déjà été un enfant a aussi, par le fait même, déjà connu l’ennui. Or, comment tuer l’ennui lorsqu’on est vissé à un pupitre d’écolier et qu’on dispose d’un matériel très rudimentaire? Bien sûr, on peut toujours délimiter une route avec la règle, le crayon et le porte-plume, avant d’y faire circuler une gomme portant un numéro, et transformée ainsi en voiture de course. Il y a aussi les fresques de batailles aéronavales, dessinées au stylo bleu sur deux pages, dans lesquels l’ennemi ne possède que des avions à hélice et au museau rond, tandis que notre propre armée est équipée de supersoniques au nez pointu. Enfin, cas plus rare, une bonne façon de tuer le temps consiste à tracer, sur des feuilles quadrillées, les contours d’une souricière souterraine, remplie de galeries et de couloirs latéraux, de chambres secrètes et bien gardées, réserves de gruyère et de succulent papier, ainsi que de sorties de secours discrètement camouflées dans l’herbe. Distraction inépuisable, car il y a toujours un bras de tunnel à greffer au réseau, ou bien de nouveaux souriceaux à faire circuler dans le labyrinthe. À tel point qu’on est parfois déçu d’entendre tinter la cloche magique qui met fin à la classe.

Mais revenons à la distribution des places qui suivit la publication des résultats du second trimestre. Madame Bombaloni, qui ne voulait pas me voir assis juste devant son bureau, décida d’une nouvelle formule de répartition des pupitres, non plus sur le plan horizontal de la classe, mais sur le plan vertical. Ainsi, au lieu de me voir attribuer la quatrième table du premier rang, je fus placé à la première table du quatrième rang, presque au fond de la classe. C’est d’ailleurs suite à ce déménagement que je finis par m’apercevoir de ma myopie naissante.

En fait, je venais d’hériter d’une place de choix, dans un coin de la classe rarement fréquenté par la maîtresse, et au bord d’une fenêtre donnant sur la majestueuse baie de Tunis, une des plus belles au monde par ses formes et ses couleurs. Un ciel bleu profond, des flots aigue-marine, et, au fond de l’horizon, la silhouette vert sombre du Bou Kornine, véritable Fujiyama méditerranéen, flanqué de ses chaînes de collines à perte de vue. Au bout du cap, à une bonne centaine de kilomètres, la petite île de Zembra et sa sœur cadette Zembretta.

Le Bou Kornine, avec les deux bosses de son sommet, évoquait à s’y méprendre un de ces volcans dessinés sur les planches en couleurs des manuels de sciences. Un faux volcan qui avait l’air plus authentique que les vrais. Cependant, la maîtresse était formelle. « Le Bou Kornine n’est pas un volcan », affirmait-elle périodiquement, au grand soulagement des élèves pusillanimes, et à la vive déception de quelques aventuriers en herbe. Pas même un volcan éteint. Peuh. Quelques esprits forts de La Goulette, dont la religion était constituée d’un savant mélange de culte marial, d’animisme et de scepticisme envers la science, continuaient néanmoins de croire secrètement à la théorie du volcan.

Madame Bombaloni, qui avait des idées sur tous les sujets, depuis la médecine jusqu’à Brigitte Bardot, en passant par les règles des bonnes manières, fit un jour la réflexion suivante : « Les mères de famille, surtout celles qui ont beaucoup d’enfants, sont bien obligées de s’y connaître un peu en médecine, et elles ne dérangent le docteur que pour les cas les plus graves ». Étant donné que ma mère avait six enfants (et qu’elle n’était pas diplômée en médecine), je n’étais pas peu fier de la voir ainsi indirectement glorifiée par ma maîtresse. D’ailleurs, je ne me sentais pas dans mon assiette ce matin-là, mais comme c’était le jour de la composition de français, j’avais tenu à me rendre à l’école. Je trouvai l’examen facile et particulièrement intéressant, malgré ma migraine. À midi, contrairement à mon habitude, j’emportai mon cartable avec moi, car je n’avais pas l’intention de revenir après le déjeuner. J’expliquai à la maîtresse que « ma mère pense que j’ai peut-être la rubéole, alors je resterai à la maison cet après-midi ».

Madame Bombaloni ne savait si elle devait exploser ou ricaner. Elle opta finalement pour la seconde solution et se gaussa de moi devant les trois ou quatre filles, ses chouchoutes, qui quittaient toujours la classe en dernier. « Heureusement, ajouta la mère Bombaloni, la rubéole, mon fils l’a déjà eue! » De fait, le fils Bombaloni, qui participait quelques fois à notre classe en qualité d’invité, était présent ce jour-là.

À mon retour de convalescence, la semaine suivante, Madame Bombaloni tint à me faire publiquement un résumé de ce que j’avais manqué durant mon absence. Elle avait remis les compositions de français, et elle avait lu mes réponses à toute la classe, ce qui, paraît-il, avait bien fait rigoler les autres élèves.

Ce n’était après tout que de légères tracasseries, et je n’en ai jamais voulu à Madame Bombaloni. Je dirai même qu’en tant qu’institutrice, prodigue de tant de connaissances dans toutes les matières, elle était sans doute la mieux placée pour me faire subir ces petites injustices, qui aident à tremper le caractère d’un enfant et qui lui fournissent ses premières armes pour affronter un jour les grandes injustices de la vie.

Voici d’ailleurs une autre preuve de l’utilité de ces brimades légères. Madame Bombaloni était par nature plus gentille avec les filles, qu’elle couvait un peu, qu’avec les garçons. Un jour, elle se mit à discourir sur les ongles sales de certains élèves :
— Je suis sûre que plusieurs garçons dans la classe ont une barre noire sous les ongles.
Je regardai alors mes mains, et j’aperçus, avec consternation, plusieurs ongles en deuil, que je m’empressai de cacher sous le pupitre. Quand on a neuf ans à Carthage, et qu’on est un garçon, on est plus habitué à creuser des routes de terre pour ses autos miniatures qu’à jongler avec une lime à ongles.

Sur ce, Madame Bombaloni, joignant la pratique à la théorie, entreprit une inexorable inspection, en partant du premier rang. Heureusement, je me trouvais dans la quatrième rangée, suite à ma place de quatrième aux derniers examens. J’étais temporairement sauvé, et donc consolé, même si, en fin de compte, mon déshonneur était inéluctable. Les économistes, qui n’ont rien inventé, expliqueront qu’il vaut mieux obtenir un écu aujourd’hui que demain. De la même façon, un écolier de neuf ans, ignorant tout des lois de l’économie, préfèrera recevoir un coup de pied au derrière dans cinq minutes que séance tenante.

Heureusement, à cette époque, je possédais encore un ange gardien — en qui je ne croyais d’ailleurs plus qu’à moitié. Mais une moitié d’ange gardien, c’est toujours ça de gagné. Madame Bombaloni, qui finissait d’inspecter la troisième rangée de la classe, fut prise d’une inspiration inopinée et abandonna subitement sa tournée. Puis la cloche sonna. Inutile de dire qu’en arrivant à la maison, j’avais les ongles tout à fait présentables, les ayant curés pendant le trajet de retour, dans un compartiment du train où il était bien indiqué « Défense de cracher par terre », mais rien à propos des ongles sales.

Je me dois de louer ici la pédagogie de Madame Bombaloni. Grâce à cette petite atteinte à l’amour propre, sa leçon d’hygiène fut particulièrement réussie. Ma vie peut ainsi se diviser en deux parties bien distinctes : neuf ans d’ongles sales et le restant avec des ongles nets.

Cependant, nos maîtres ne sont jamais parfaits, et, parfois, la vexation peut aller trop loin. Il y avait dans la classe un grand garçon calme, réservé et amical, un certain Jimmy. Le bruit courait que Jimmy habitait dans un modeste gourbi en plein champ, ce qui se voulait — à tort — déshonorant. Or, madame Bombaloni s’était prise d’antipathie pour ce garçon, à cause d’une histoire de protège-cahiers. Les livres de classe devaient en effet être recouverts de plastique, mais, un bon mois après la rentrée, Jimmy n’avait toujours pas recouvert les siens, et ce malgré les nombreux rappels de la maîtresse.

Madame Bombaloni, qui aimait tant les digressions et les leçons de morale, s’avança vers le fond de la classe et s’adressa à notre camarade :
— Est-ce que tu as finalement acheté le plastique pour couvrir tes livres?
— Oui, Madame.
— Alors pourquoi tes livres ne sont-ils pas couverts?
— Je sais pas, Madame.
— Mais où est-il, ton plastique?
— Chez le marchand, Madame.
Éclat de rire général. La mère Bombaloni, reine du petit théâtre de la classe de Septième B, savoure son triomphe.

Dans l’esprit de ce cher Jimmy, le fait d’avoir aperçu les rouleaux de plastique sur le comptoir du Djerbien constituait un alibi suffisant. Le reste n’était que pure formalité : dès que son père aurait en main l’argent nécessaire, le plastique serait acheté et les livres recouverts.

La semaine suivante, toujours pas de protège-livres. Une maîtresse d’école peut-elle se permettre de voir son autorité bafouée à répétition?

Une idée funeste germe alors dans la tête de Madame Bombaloni, qui expédie la fille myope assise près de la porte jusqu’à l’infirmerie, afin d’y chercher un coton imbibé d’alcool. La petite élève revient, mission accomplie, et tend le coton à la maîtresse. Celle-ci fait venir Jimmy jusqu’à l’estrade et se met à lui frotter le tampon d’alcool sur la peau du cou. Jimmy, un peu effarouché, recule instinctivement la tête, sans mot dire. L’opération terminée, Madame Bombaloni exhibe victorieusement le morceau de coton, quelque peu noirci, en prenant la classe à témoin : « cet élève est sale… »

Lorsqu’un petit collègue se voit mis sur la sellette par une maîtresse ordinaire, les autres écoliers poussent un soupir de soulagement. Non pas qu’ils se réjouissent du malheur d’autrui, mais ils s’estiment alors momentanément hors de danger. Or, madame Bombaloni n’est pas une maîtresse ordinaire. La voilà qui s’empresse de préciser : « cet élève est sale… et ce n’est sûrement pas le seul! »

Catastrophe! Et moi qui, avec mes ongles à peu près nets, me croyais désormais en sécurité! La propreté de mon cou répond-elle aux critères officiels? À vrai dire, ma grand-mère me recommandait souvent de me laver le cou avec un gant de toilette, mais je prenais généralement ses sages conseils pour des excentricités de dame d’une autre époque, née de surcroît aux antipodes. En tant que résident d’un pays aride, je tenais l’eau douce en très haute estime. Selon moi, le simple fait de tremper sa peau, une ou deux fois par semaine, dans une baignoire pleine de ce rare et précieux liquide suffisait largement à la débarrasser de sa crasse.

À l’époque, les enfants étaient plus coriaces (et plus sales) qu’aujourd’hui. Consolons-nous pour Jimmy, qui a sans doute transformé cette humiliation en leçon de vie, et qui est peut-être devenu, par la suite, un grand PDG, voire un instituteur bienveillant.

La mère Bombaloni, ravie de sa mise en scène, voulut récidiver quelques jours plus tard. Elle jeta alors son dévolu sur le camarade « Mistigris ». Or, Mistigris semblait avoir la peau du cou plus ou moins panachée.

Même scénario : Infirmerie, tampon d’alcool, frottage du cou… Et le tampon resta immaculé! Il s’agissait de taches de naissance, et Mistigris était sans doute le garçon le plus propre de la classe — en tous cas plus propre que moi. Cette fois, c’est Madame Bombaloni qui avait perdu la face. Quant à la suite des choses, gageons que si Jimmy est probablement devenu PDG, Mistigris, de son côté, doit certainement avoir accédé au rang de ministre.

Madame Bombaloni savait pourtant se montrer indulgente envers les élèves dont le français n’était pas la langue maternelle.
— Il y en a qui parlent arabe, italien ou maltais à la maison. Et qui n’ont même pas de dictionnaire chez eux. Il est normal qu’ils trouvent les dictées plus difficiles. Mais ceux qui parlent français à la maison n’ont aucune excuse!

Madame Bombaloni en profita pour nous conseiller vivement la lecture du dictionnaire. Eh oui, ça pouvait se lire comme un vrai livre, et d’ailleurs, personnellement, elle en avait fait son livre de chevet.

Or, il y avait dans la classe un élève assez médiocre en orthographe, malgré sa tête blonde. Madame Bombaloni s’avança jusqu’à son pupitre et lui réclama, non sans sollicitude, quelques explications.
— Madame, fit le garçon, chez nous on ne parle pas français, on parle alsacien.
Cette affirmation fut accueillie avec un certain scepticisme par quelques collègues. Ce garçon, qui n’a pas l’air d’être bien différent des autres, doit être un beau vantard, pensèrent-ils.

Mais la maîtresse le crut. Et elle l’absout. Ainsi, la langue alsacienne existait vraiment, et ce garçon pouvait très bien être alsaçophone. J’imaginais alors la mère du copain en costume régional, avec un gros nœud papillon sur la tête, piqué d’une cocarde tricolore, comme sur les boîtes de biscuits. Quand on conserve l’usage d’une langue exotique, de préférence à la langue universelle qu’est le français, on doit sûrement être resté fidèle à son antique folklore.

 

La rubrique mondaine de la maîtresse

On s’ennuyait rarement dans la classe de Madame Bombaloni. Tel jour, elle commentait les évènements locaux ou internationaux, à la manière d’une éditorialiste; le lendemain, c’était un cours de sociologie; et le jour suivant, elle nous faisait découvrir une œuvre d’art.

Commençons par l’actualité internationale. Brigitte Bardot, devenue un sex-symbol mondial après la sortie du Film Et Dieu… créa la femme, venait d’acquérir sa villa de La Madrague, à Saint-Tropez. La nouvelle de ce luxueux achat était parue sur la huitième (et dernière) page de la Dépêche tunisienne. B.B. était désormais célèbre, mais surtout, elle était devenue millionnaire! Qu’un riche soit riche, il n’y a rien de bien excitant, mais qu’un pauvre le devienne, c’est une autre paire de manches! Les pauvres qui le sont restés se partagent alors en deux camps : il y a, d’une part, ceux qui admirent le nouveau riche, et, d’autre part, ceux qui l’envient. Et entre ces deux camps, on trouve quelques éternels abstentionnistes, dont notre maîtresse, Madame Bombaloni.

Pour moi, le simple nom de Brigitte Bardot évoquait instantanément la première scène érotique qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie, au cinéma… paroissial. C’était un film médiéval, tout en rythme, en fureur, en courage et en galanterie, où l’on apercevait tour à tour les seins ronds et frais d’une nourrice ressemblant à B.B., la cavalcade sauvage d’un noble chevalier sortant d’une forêt, et, à l’entrée du village, en contrebas d’un pont en planches, un pré humide habité par deux truies à la peau rose, de la même couleur que la poitrine de la nourrice. Comme quoi, puisque j’avais à peine neuf ans, l’érotisme est avant tout une vue de l’esprit, et même du subconscient.

— Vous savez, moi, confia Madame Bombaloni à la classe, si j’acceptais de montrer mes fesses au cinéma, moi aussi je serais riche!
Et toc! Vous en connaissez beaucoup des institutrices comme ça, qui osent prononcer le mot « fesse » en classe, et qui vous concoctent une rubrique mondaine entre deux magistrales leçons d’arithmétique?

Notre maîtresse, quoique toujours élégante, avec son tailleur, ses escarpins, ses cheveux teints en blond vénitien et sa mise en plis permanente, ressemblait plus à une tantine qu’à une B.B. Cependant, on aurait pu facilement la prendre pour une starlette de petite stature en fin de carrière. Malgré tout, je voyais difficilement les fesses généreuses de ma toute puissante maîtresse estimées à un million.

En évoquant ces souvenirs lointains, j’aurais presque envie de redevenir un écolier de neuf ans, à l’époque où de telles institutrices étaient capables d’allier la rigueur académique à un éclectisme échevelé. Oublions les petites vexations d’alors, qui ne sont que les petits défauts de grandes qualités. Ce serait pour moi un honneur — et un privilège — d’être admis à nouveau dans la classe de Madame Bombaloni.

Hélas, on n’a cessé, depuis, de mettre de l’eau dans le vin de l’instruction publique. Le petit élève d’aujourd’hui se retrouve en face d’une pédagogie sans couleurs et d’un contenu académique édulcoré jusqu’à l’insipide.

Quittons l’actualité internationale, telle que relatée par Madame Bombaloni, pour nous rabattre sur les nouvelles locales. Comme chaque automne, les catholiques du coin avaient tenu leur kermesse dans les anciennes caves de Sidi Dhrif, sur le flanc de la colline qui descend de Sidi Bou Saïd à La Marsa. On appelait aussi ces caves désaffectées, reliques d’un antique vignoble, les « Caves de l’Archevêché ». Les louveteaux avaient illustré à l’aquarelle les programmes annuels de la fête, sur le thème du chat (le chat-cal, le chat-meau, le chat-peron, le chat-hut, etc.); les jeannettes avaient chanté la tragique ballade de Catherine était chrétienne Bidiboum Bidiboum Boum Boum; les chefs scouts avaient monté des saynètes désopilantes. Il y eut même une vente aux enchères à l’américaine. Une ambiance du tonnerre, sous la supervision des Pères blancs. On a peine à imaginer le bruissement d’une telle multitude, d’où émanait, essentiellement, la joie fraternelle de se retrouver ensemble, et l’esprit d’entraide.

Ainsi se comportaient les catholiques de ce coin de pays, parmi lesquels on comptait tant d’hommes et de femmes passionnés d’amour du prochain ou de justice sociale et, contrairement aux stéréotypes habituels, si peu de vieux réacs aux mœurs austères. Je suis d’autant mieux placé pour en témoigner objectivement que j’ai perdu la foi dès l’âge de douze ans.

Notre institutrice, Madame Bombaloni, comme bien des membres du corps enseignant, faisait en revanche partie de la secte anticléricale. Le lendemain de la kermesse, alors que mon esprit était encore rempli des étourdissements de la fête, elle fit de l’évènement une description fort peu élogieuse. Les caves de l’Archevêché évoquaient pour elle l’odeur enivrante du mout de raisin et du vin nouveau débordant des cuves. Selon Madame Bombaloni, la kermesse était une réunion d’ivrognes bruyants, une véritable atteinte à la moralité publique. Je me gardai bien d’avouer ma participation à cette orgie. Et si on m’avait questionné, j’aurais plutôt agi comme Saint-Pierre, dont je venais d’apprendre les mésaventures, que comme la martyre Catherine de la chanson. J’aurais tout nié en bloc, et trois fois plutôt qu’une!

Chère Madame Bombaloni, avec ses savoureux préjugés! Sa témérité était d’autant plus louable que ses perfides machinations se retournaient parfois contre leur instigatrice, comme on a pu le constater avec le camarade Mistigris. La vie d’un écolier s’avérait certainement plus trépidante auprès d’un tel potentat semi-éclairé qu’elle ne l’est aujourd’hui sous la dictature moderne de certaines mères-la-vertu diplômées en psychologie.

Une des marottes de Madame Bombaloni consistait à débiter des règles de savoir-vivre, plus ou moins arbitraires. Ainsi avait été proscrite l’expression « allez, au revoir! » :
— C’est d’un vulgaire! C’est du langage de charbonnier. Lorsque vous quittez un endroit, ne dites surtout pas « allez, au revoir! »
Je connaissais bien les charbonniers, ces messieurs mal rasés, et coiffés d’un sac de jute retroussé, qui venaient livrer le coke deux ou trois fois par hiver dans nos maisons. Ces personnages étaient d’ailleurs peu loquaces. Tout ce que j’ai pu entendre de leur idiome, ce sont quelques mots d’arabe indiquant le prix facturé.

Or, au moment même où Madame Bombaloni concluait son savant exposé sur l’inélégance de l’expression « allez, au revoir », une petite main frappa à la porte de notre classe de Septième B. C’était une élève de la Septième A, réputée pour son sérieux et ses bonnes manières. Notre maîtresse l’accueillit avec un large sourire.
— Madame Martinet n’a plus de craie rouge. Elle m’envoie pour vous prier de lui en prêter un morceau.
— Mais bien sûr, ma petite, avec plaisir, répondit Madame Bombaloni.
Puis, se retournant vers nous :
— C’est une excellente élève, vous pouvez prendre exemple sur elle.
La petite fille modèle, avec ses tresses, sa jupe plissée et ses socquettes blanches, resta plantée à proximité de la porte, tandis que Madame Bombaloni fouillait dans son coffre à trésor.
— Tiens, en voici deux, et passe le bonjour à ta maîtresse.
— Merci, Madame, fit la petite fille en filant vers le couloir.
Mais avant de franchir la porte, cette élève modèle se retourna brusquement, comme si elle avait oublié quelque chose, et lança à la cantonade un vigoureux « allez, au revoir! ».

Mieux vaut un arroseur arrosé qu’un planqué qui n’ose jamais ouvrir le robinet. Personne ne pensa donc à se gausser de la maîtresse. Et malgré ce couac final, nous évitions tous, désormais, d’employer la formule bannie.

Cependant, la politesse ne s’arrête pas à de simples formules de langage. Dans toutes les classes, on compte aussi bien des brebis galeuses que des élèves modèles.
— Savez-vous, nous informa notre maîtresse, que l’élève X a croisé Madame Martinet « en ville », et qu’il s’est caché pour ne pas la saluer. Vous vous rendez compte!

Ah bon? V’là aut’ chose! Logiquement, j’en aurais fait tout autant! Rencontrer sa maîtresse dans le civil, quelle situation embarrassante! Personnellement, je mourrais de honte.

J’imagine déjà la scène, cherchant, en pensée, la meilleure cachette devant le centre commercial du Kram. Ce « centre » était composé d’une dizaine de garages en enfilade, servant de boutiques et adossés à un marché couvert, ce qui constituait, dans mon esprit, la définition parfaite de l’expression « en ville ».

Dans un sens, les leçons de morale ont du bon. Me voilà prévenu, et un homme averti en vaut deux. Lors de mes prochaines visites au Kram, je ne manquerai pas d’examiner soigneusement le terrain, de rester à l’affût, et d’éviter toute rencontre intempestive avec une maîtresse d’école.

 

Le cours d’arabe

Pendant ma première année d’école, j’avais appris à noircir les feuilles de mes cahiers en commençant par la « première page ». Car un cahier possède effectivement une première et une dernière page, un endroit et un envers, et l’écriture d’un texte suit un ordre bien précis, impératif, « naturel » — pour ainsi dire, de droit divin. La procédure à suivre est tellement bien enracinée dans l’esprit des initiés qu’ils ne soupçonnent pas l’immense complexité qu’elle représente pour un profane de cinq ans.

Voici les étapes à suivre. Tout d’abord, on pose le cahier à plat sur le pupitre — le dos à gauche et la tranche à droite. On tourne alors la couverture, puis on tombe sur une première page blanche, située à droite du verso de la couverture. On commence à tracer des lettres sur la ligne supérieure de la page blanche, en partant du bord gauche. Quand on parvient à l’extrémité droite de la ligne, il faut continuer sur la ligne située immédiatement en dessous de la précédente. Mais attention, on est tenu de redémarrer à nouveau par la gauche. Les mêmes principes sont valables pour les lignes suivantes, cependant, une nouvelle difficulté se présente lorsqu’on arrive au pied de la page. Il faut alors pincer la feuille entre le pouce et l’index, et la tourner. On se retrouve alors avec le cahier ouvert sur deux pages blanches. Il est important à ce stade, de reprendre l’écriture sur la page de gauche, et non sur la page de droite comme précédemment. Lorsque cette nouvelle page est remplie, il est, cette fois, inutile de tourner la feuille. On se rend directement sur la page de droite. Et ainsi de suite pour les pages suivantes, jusqu’à épuisement des pages. Que faire ensuite, lorsque le cahier de textes, le cahier de récitations ou le cahier de dessin sont pleins? Certains élèves prétendent qu’il faut continuer sur un autre cahier. Ce à quoi les sceptiques en herbe s’objectent : un élève peut-il raisonnablement posséder deux cahiers de textes ou deux cahiers de récitations? Peut-il y avoir deux Madame Bombaloni, deux Bourguiba ou deux Jésus? Certes non. Alors, comment deux cahiers distincts peuvent-ils porter un seul et même nom? Question purement théorique, car les pages de cahier, comme l’eau de la mer Méditerranée, sont inépuisables. De mémoire d’élève, personne n’est encore parvenu à la dernière page d’un cahier.

Après quelques années d’école, l’ordre officiel de l’écriture est effectivement devenu, pour les écoliers, un ordre naturel incontestable. Or, le ministère tunisien de l’Éducation vient d’introduire deux nouveaux cours obligatoires à l’école primaire : un cours d’histoire de la Tunisie et un cours d’arabe classique. Pour le cours d’histoire, qui commence par la grandeur et la décadence de l’antique Carthage, pas de problème, Madame Bombaloni, qui sait tout, peut très bien le dispenser. D’ailleurs, à chaque coin de rue, la Carthage antique se mêle à la Carthage moderne. Par contre, le cours d’arabe nécessite un spécialiste, un expert à part entière.

Notre professeur d’arabe, qui vient remplacer Madame Bombaloni dans la classe, une heure par semaine, s’appelle Monsieur Ben Slimane. C’est un homme très chic, grand et mince, vêtu d’un costume beige. Il ne fume que des cigarettes américaines, à bout filtre, qu’il extrait d’un étui doré, tandis que notre jardinier se contente de « Surfines », achetées au détail, et calées sur son oreille droite. Qui plus est, alors que le jardinier est à moitié chauve, cheveux poivre et sel presque rasés, et d’ailleurs recouverts d’une éternelle chéchia usée jusqu’à la corde, Monsieur Ben Slimane porte une superbe chevelure noire de jais, ondulée et ramenée en arrière, à la mode d’alors.

Première surprise — de taille —, le livre d’arabe s’ouvre « à l’envers », et les lignes se lisent de droite à gauche. Voilà déjà une nouveauté sensationnelle. Ainsi, l’ordre de lecture dit « naturel » était totalement arbitraire. Il faut toujours se méfier de l’enseignement de ses maîtres. En tous cas, ce nouveau cours promet déjà d’être intéressant.

La première leçon d’arabe est facile, il s’agit d’apprendre les lettres B (pour faire le mot bābon’ : porte), Q et R (pour faire le mot baqaron’ : vache). Notre manuel est illustré de dessins à l’encre de Chine. Sur la page de la leçon Un, on retrouve justement le dessin d’une porte (opportunément ouverte) et d’une vache (debout, le regard curieux tourné vers les jeunes lecteurs). Les textes, comme les vivantes illustrations qui les accompagnent, sont imprimés en noir, à l’exception des nouvelles lettres introduites dans la leçon, qui figurent en rouge. Un livre qui fait rêver, et que j’aimerais bien retrouver aujourd’hui.

Alors qu’à cette époque, j’obtenais fréquemment de bonnes notes dans la plupart des matières, les cours d’arabe et de dessin, mes préférés, me valurent de maigres 6/10. Pourtant, allez savoir pourquoi, je n’ai jamais oublié l’alphabet arabe et, même si je ne connais que des rudiments de cette langue, je suis encore tout à fait capable d’en déchiffrer l’écriture. Ainsi, lorsque, bien des années plus tard, un de mes amis québécois vint me rendre visite au retour d’une mission en Afghanistan, et qu’il me présenta fièrement sa carte de visite bilingue, je réussis à le surprendre.

Cet ami facétieux avait pris soin de ne me montrer que le côté de la carte rédigé en pashtoune, langue que nul Occidental n’est censé comprendre, ni même en soupçonner l’existence. Or, cette langue s’écrit avec un alphabet arabe adapté. Je pus facilement reconnaître les lettres D-A-I-R-K-T-U-R (« daïrectour », mon premier mot de pashtoune!). C’était l’occasion idéale pour jouer un bon tour à cet ingénu.
— Concentre-toi bien sur la signification de ce qui est écrit sur cette carte, lui dis-je, et je vais lire dans tes pensées.
Je le fis mariner une dizaine de secondes, pendant que je scrutais fixement les mystérieux caractères en pattes de mouche, puis je déclarai, d’un ton solennel :
— Je m’étonne que, vu ton incompétence notoire, tu aies été nommé au poste, si élevé, de… directeur.
Mon ami resta abasourdi par mon don prodigieux de « télépathe ». La crédulité humaine est vraiment surprenante. Les affirmations scientifiques suscitent fréquemment la méfiance du commun des mortels. Par contre, la transmission de pensée, la prédestination, l’astrologie et autres supercheries continuent à séduire leurs armées de partisans, y compris les experts en développement international.

Revenons à notre cours d’arabe. On s’imagine souvent que les maîtres d’autrefois se plaisaient, en ces temps de soi-disant barbarie, à abuser de leur autorité. Je n’ai pourtant connu, à de rares exceptions près, que des professeurs et des surveillants indulgents, qui avaient uniquement recours à la persuasion pour faire régner l’ordre. Le martinet ou les coups de trique, c’était non seulement incongru, mais tout à fait impensable.

Il en allait autrement dans le réseau scolaire de langue arabe, où les coups de règle avaient survécu à la modernisation de la pédagogie. Monsieur Ben Slimane en usait avec parcimonie, mais uniquement avec les élèves de religion musulmane et de sexe masculin. Et ces derniers ne semblaient d’ailleurs pas lui en tenir pas rigueur. Un coup de règle sur les doigts, que l’on subit avec bravoure devant ses collègues, vaut cent fois mieux que le déshonneur d’un avertissement disciplinaire.

Il était strictement interdit de mâcher du chewing-gum en classe, ce qui explique d’ailleurs la présence de nombreuses gommes collées sous les pupitres. Lorsqu’un élève se faisait surprendre par Madame Bombaloni en train de ruminer, celle-ci arrêtait carrément sa classe, laisser planer un embarrassant silence, puis envoyait le délinquant, la queue entre les jambes, jeter sa gomme dans la corbeille placée à côté de l’estrade. Un long chemin de croix, aller et retour, sous les regards lourds de toute la communauté. Monsieur Ben Slimane usait d’une méthode moins psychologique, mais également efficace : il prenait le chewing-gum de l’élève et le lui collait dans les cheveux.

Sur la page 10 de notre livre d’arabe figuraient quatre séries d’onomatopées — tik-tik-tik, baq-baq-baq, hab-hab-hab, ziou-ziou-ziou — dont nous donnerons la solution un peu plus loin. On notera, dans cette énumération la présence du son K (comme en français) et du son « Q » (propre à l’arabe). Cette présence intempestive d’un phonème inconnu fut pour moi une découverte stupéfiante, qui modifiait ma conception du monde. Jusque-là, je tenais les sons de la langue française comme des sons universels, et je les considérais comme un ensemble exhaustif. Dieu lui-même ne pouvait penser qu’en français, même si ses pouvoirs surnaturels lui permettaient de comprendre toutes les langues de l’humanité. Je croyais aussi que les lettres de l’écriture précédaient les sons du langage. Et puisqu’il était impossible (et prohibé) de créer de nouvelles lettres de l’alphabet, il était également impossible que des sons non prévus dans l’alphabet puissent exister. Pour résoudre cette quadrature du cercle, je me concoctai un alphabet phonétique propre à retranscrire les lettres arabes qui sortaient du moule : RLRL pour le R roulé et RK pour le Q arabe.

Grâce à l’école, j’aurais sans doute fini par apprendre l’arabe, mais cette langue fut malheureusement remplacée par l’anglais après mes études primaires, langue mystérieuse que je comprenais de moins en moins, à chaque rentrée scolaire. Je me retrouvai ainsi bon dernier en anglais durant les cinq premières années du secondaire, jusqu’à ce que je déniche la formule miracle qui me permit de maîtriser cette langue en l’espace de six mois. Et les notions de phonétique découvertes dans le cours d’arabe de l’excellent Monsieur Ben Slimane y contribuèrent largement.

Voici maintenant les réponses du petit quiz sur les onomatopées : tik-tik-tik (la montre), baq-baq-baq (les bulles dans l’eau), hab-hab-hab (l’aboiement du chien), ziou-ziou-ziou (le pépiement des oiseaux). En français, on dirait respectivement tic-tac, glou-glou, ouah-ouah et cui-cui (ou pit’-pit’)!

 

Formation artistique et scientifique

Malgré un talent de dessinateur nettement inférieur à la moyenne, j’avais entrepris, dès l’âge de sept ans, une carrière parallèle d’auteur de bandes dessinées. En fait, je cumulais toutes les tâches nécessaires à la production d’une revue illustrée, jusqu’à la mise en page, la reliure et la commercialisation. Les volumes étaient constitués de feuilles de cahiers d’écolier, coupées en deux et pliées. Une revue comptait normalement seize pages — douze quand l’inspiration venait à manquer (dans tous les cas, il s’agissait d’un multiple de quatre, chose qui me conforta dans ma conviction que l’univers était organisé de façon méthodique). Mon plus grand rêve était de moderniser un jour mes méthodes de fabrication grâce à l’acquisition d’équipements de base : une agrafeuse, des caractères mobiles en caoutchouc, et un tampon encreur. Mon royaume pour une agrafeuse! En attendant, je cousais tant bien que mal mes petits illustrés à l’aide de fil à faufiler. La machine à coudre familiale trônait justement dans la chambre que j’occupais avec mes deux frères.

Une fois le journal assemblé, il ne restait plus qu’à lui trouver des clients. Pour la somme modique de 5 millimes, mes lecteurs avaient accès à des bandes dessinées, des histoires complètes, des feuilletons, des jeux, des planches scientifiques, des bons points, des gadgets. Bref, tout ce qu’on peut trouver dans une publication digne de ce nom. On y trouvait même des poèmes.

Automne
(…)
II
Hélas, les vieux craignent le froid,
Chauffons nous au coin de la cheminée,
Il suffit d’acheter du bois,
Et c’est pour se chauffer.
(…)
IV
Si tu veut te chauffer,
Ne boit pas d’alcool,
Le coin de la cheminée
Suffit avec ton oréole.

Mon ambitieuse entreprise de presse ne rencontra hélas que l’incompréhension de mes proches. Ma mère n’y trouvait pas le moindre intérêt. Mes sœurs prétendaient que mes poèmes étaient plagiés. Mon grand-père paternel s’était contenté de relever un certain nombre de fautes d’orthographe. Mon cadet, chaland facile à convaincre, se trouvait sans le sou. Quant à mon père, c’était un ennemi acharné des petits illustrés populaires vendus en kiosque, qu’il tenait pour immoraux. Il faut reconnaître que les aventures du flibustier Pépito, du ventripotent gouverneur La Banane, de l’irascible Dame Tartine et du trop flexible Élastoc étaient en effet systématiquement basées sur des coups de bâtons, des trahisons sournoises ou des arnaques financières, et mettaient aux prises des « méchants » corrompus et des héros à peine plus scrupuleux. Seuls trouvaient grâce, auprès de mon père, le Journal de Tintin, qui faisait l’apologie du courage et de la loyauté, et le Topolino, version italienne de Mickey, qu’il nous traduisait en nous faisant asseoir sur ses genoux. Toute autre revue illustrée était proscrite de la maison, et celui qui se faisait pincer avec du matériel prohibé avait droit à une engueulade mémorable. Par conséquent, je me gardai bien de laisser savoir à mon père que je produisais mes propres revues.

Un journal sans clients ni lecteurs n’est pas un vrai journal. Heureusement, il restait, dans mon entourage, ma grand-mère maternelle. Mes sœurs me déconseillèrent de m’adresser à elle, à cause de sa réputation de sévérité. Ma grand-mère maternelle, à peine plus haute que moi, se faisait instinctivement respecter de quiconque — directeur de banque, colonel de gendarmerie, petit commerçant ou jeune chahuteur. Comme je l’ai déjà mentionné, il lui suffisait même d’un seul mot pour qu’un chien féroce se prosterne à ses pieds en remuant la queue. Et pourtant, cette excellente femme était la seule à bien comprendre les enfants.

J’allai donc trouver cette grand-mère, qui s’empressa d’extraire 5 millimes de son porte-monnaie et de m’acheter ma petite revue illustrée, intitulée Mikey. Grand-mère me réserva même le numéro 2 de la revue, à paraître. Puis, la semaine suivante, après avoir fait l’acquisition de ce numéro 2, elle proposa carrément de me prendre un abonnement! Grâce à cette géniale pédagogue, ma carrière était lancée.

Dans mon enthousiasme, j’oubliai les ennemis des arts et de la presse réunis. Il m’a fallu plusieurs décennies pour m’en rendre compte, mais les initiatives personnelles novatrices — même les plus modestes — suscitent plus souvent la jalousie que l’admiration. Et ces jaloux trouvent plus économique de rabaisser l’adversaire que de tenter de rivaliser avec lui.

Mon fouineur de grand frère, que son allergie pour les devoirs scolaires et les travaux domestiques plongeait dans un désœuvrement chronique, tomba un jour sur une de mes revues illustrées. Ce soir-là, une fois n’est pas coutume, mon grand frère attendit mon père avec impatience, afin de dénoncer mes criminelles activités. La revue fut déchirée séance tenante, et elle ne fut jetée à la poubelle qu’au moment du passage de la charrette quotidienne des éboueurs. Ignorant où se trouvait le dépotoir municipal, je ne pus jamais récupérer mon œuvre. Cependant, il m’arrive encore, au cours de mes rêves nocturnes, de découvrir par miracle, dans un marché aux puces, une de mes revues illustrées d’antan.

Il me fallait désormais poursuivre ma carrière dans la clandestinité. D’une part, mon journal reparut prudemment sous un nouveau nom, le Journal de Rimot. Le changement était purement cosmétique puisque je conservais les mêmes personnages. D’autre part, ma clientèle familiale fut remplacée par celle du lycée de Carthage, que je venais d’intégrer à l’âge de huit ans. J’ajoutai une nouvelle rubrique, dont voici un échantillon : « François vous dit : zetuocé sel sesarhp ed elarom setircé rap naej ed al eniatonf ».

L’année suivante, j’eus pour principal client le fils même de notre institutrice. Je pus ainsi mesurer la fascination exercée par les histoires à suivre auprès du public. Mon lecteur, impatient de découvrir le nouvel épisode des aventures de Rimot, me réclamait sans cesse le « prochain numéro ». Le prix de la revue passa inopinément de cinq à 10 millimes. Imitant Je-suis-là, le célèbre marchand de cacahuètes, j’acceptai bientôt de faire crédit au fils de la maîtresse. Plus tard, lorsque je réclamai ses arriérés à mon principal client, celui-ci, trop gâté par mes largesses, refusa tout net de payer. Si j’insistais, il me dénoncerait à la maîtresse, qui n’était autre que sa mère. Devant de tels arguments, et craignant les sarcasmes publics de Madame Bombaloni, je jugeai plus prudent de fermer momentanément boutique, et de ranger les numéros restants dans le bureau de ma chambre à coucher. Cette année-là, mon magazine m’avait rapporté la somme totale de 20 millimes, ce qui n’est pas bien lourd, mais, que diable, chez les artistes, l’argent passe au second plan!

Mon grand frère, au cours d’une de ses razzias qui consistaient à fouiller dans les affaires de toute la famille, finit par mettre la main sur ma petite collection d’illustrés non encore commercialisés. À mon retour de l’école, je fus étonné de trouver à nouveau mon grand frère en compagnie de mon père, qu’il avait plutôt tendance à éviter. Mon grand frère tendait, un à un, mes petits journaux à mon père, qui les jetait dans les flammes de la cheminée. Cette fois, ma carrière était bel et bien terminée.

Seuls les exemplaires vendus à ma grand-mère échappèrent à l’autodafé. Ma bienveillante aïeule ne manqua pas de me les restituer lorsque j’atteignis l’âge de la majorité. Ils sont aujourd’hui en ma possession. Cela me permet d’ailleurs de constater que j’étais autrefois très en retard en dessin sur les enfants de mon âge.

Si les bandes dessinées du populo s’attiraient la réprobation des autorités parentales et scolaires, les autres arts, dits nobles, étaient accueillis avec la plus grande bienveillance, comme nous allons le voir.

La maîtresse, Madame Bombaloni avait alloué la dernière section de notre cahier de texte aux poèmes et chansons, que nous garnissions d’illustrations personnelles. Ces pages enchanteresses se feuilletaient à l’envers, à la façon du livre d’arabe.

La chose sera considérée aujourd’hui comme de la cruauté envers les enfants, mais chacune de ces chansons était apprise par cœur. La meilleure preuve est que je suis encore capable de les réciter.

L’hirondelle
Hirondelle voyageuse, qui planait sur les vallons
Et dont l’aile courageuse veut braver les aquilons
Ne t’en va pas, reste avec nous, le ciel du pays est si doux (bis).

La truite
Voyez au sein de l’onde, ainsi qu’un trait d’argent,
La truite vagabonde braver le flot changeant.
Légère gracieuse bien loin de ses abris,
La truite va joyeuse le long des bords fleuris.

Si la première de ces chansons s’attirait les railleries de ma mère, la seconde ne recevait que des éloges de mes deux parents réunis. Mon père, qui grattait du violon et qui chantait d’une voix d’or, aimait sincèrement la musique classique. Ma mère, modérément mélomane, voyait dans cette « grande musique », au même titre que la galanterie, le latin et la cravate, un des attributs des gens respectables.

Ma mère me fit cadeau, pour mon anniversaire, d’un enregistrement de la Truite de Schubert, suivi, au Noël suivant, de la vie de Schubert racontée aux enfants, et en musique. Comme ces deux disques m’appartenaient, et qu’ils étaient pratiquement mes seules possessions sur cette terre, je ne détestais pas de les écouter, du moins pendant quelques minutes. Grâce à cette petite étincelle allumée dans mon enfance, je ne puis écouter Schubert aujourd’hui sans ressentir une joie presque enfantine assortie d’une douce émotion. Je le dois à ma mère et à ma maîtresse, qui m’ont fait découvrir, à l’âge où cela compte, cet univers, d’abord rébarbatif, puis enthousiasmant, de la musique classique.

Une des chansons de Madame Bombaloni me valut plusieurs succès dans les concours amateurs de radio-crochet (avant l’âge de la mue). Or, cette chanson contenait un mot mystérieux, dont personne, dans la classe, ne put me donner une explication convaincante :
« L’eau vive n’est pas encore amarillée. »
Pour les uns, le verbe amariller signifiait apparier, former un couple. Pour les autres, ce mot était l’équivalent poétique du verbe amarrer, puisqu’il était question de l’eau, et que sur l’eau voguent les bateaux. Quelques rares élèves penchaient plutôt pour fleurir, synonyme bien connu, selon eux, du verbe amariller! Quoi qu’il en soit, ce verbe ne figurant pas dans le dictionnaire, la question ne fut jamais tranchée. J’ai, depuis lors, élucidé le mystère, mais il m’a quand même fallu plusieurs années, parfois des décennies, pour entendre clairement les paroles de certaines chansons françaises.

Après le dessin et la musique, parlons d’architecture. Notre classe comptait dans ses rangs, les jumelles Bourguiba, nièces adoptives du président de la République. Or, le président Bourguiba se sentant à l’étroit dans sa vaste résidence de La Marsa, avait décidé de se faire construire un somptueux palais à Carthage, entre la colline de Sainte-Monique et la plage des Thermes d’Antonin. L’excavation de ce terrain plusieurs fois millénaire occupa quelques mois, d’où le carrousel infernal des camions Ricano, qui employaient les débris au remblayage de la chaussée du lac de Tunis. La route qui traverse aujourd’hui ce lac est une des seules qui soit assise sur une multitude de trésors archéologiques ignorés.

Nous devions notamment admirer, dans les ornements de ce nouveau palais présidentiel, des plafonds plaqués or, ou du moins recouverts d’une peinture dorée. Les travaux étant suffisamment avancés, Madame Bombaloni avait obtenu des autorités, par l’intermédiaire des jumelles Bourguiba, la permission exceptionnelle d’amener notre classe visiter le chantier. Ce fut une après-midi inoubliable et un privilège unique. Y a-t-il un seul groupe d’écoliers au monde, en dehors de la classe de Madame Bombaloni 1960-1961, qui puisse se vanter d’avoir vécu une telle expérience! Malgré nos multiples contentieux mutuels, je ne puis que m’écrier : « Bénie soit Madame Bombaloni! »

 

Vacances éternelles

C’est aujourd’hui le dernier jour d’école, sous le soleil chaud et rieur de Carthage. Les jeux habituels font place à des rondes et des chansons de circonstance.

Gai gai, l’écolier, demain les vacances,
Gai gai, l’écolier, demain nous partirons.
Abat les analyses, les verbes et les dictées,
Tout ça, c’est des bêtises, allons nous amuser.

Voilà un refrain qui ne se transmet que de bouche d’écolier à bouche d’écolier. Les adultes, et même les grands des classes secondaires, jurent ne l’avoir jamais entendu. Ainsi va le folklore, entre mémoire collective et oubli individuel.

L’automne prochain, je dois entrer au cours du secondaire. Je passerai du premier étage du lycée au second.

Mais en octobre, il n’y aura pas de rentrée scolaire, et notre lycée aura subitement fermé ses portes, à tout jamais.