3. L’ÉCOLE SAINT-JOSEPH DE CARTHAGE

Doit-on pleurer?
Un monde régi par la raison
Qui est Dieu?
L’ardu problème des hirondelles
Nul n’est censé ignorer la loi
Les trouvailles de grand-mère
La fête de Saint Joseph

Doit-on pleurer le premier jour de classe?

Mes grandes sœurs y vont sans se poser de questions, mon grand frère y est malheureux, et les parents n’y sont pas admis, du moins pas au-delà du parvis. On l’aura deviné, il s’agit de l’école, ce temple quelque peu mystérieux, que personne ne daigne définir avec précision. Or, je viens d’avoir cinq ans et le mois d’octobre approche. Il est temps de m’expédier chez les bonnes sœurs de Saint-Joseph. Mon cadet, qui n’a que quatre ans, mon quasi-jumeau, fera partie de la même charrette.

À cette époque, la formule de l’enfant unique était peu répandue, aussi les enfants disposaient-ils de nombreux oncles. Mon père ayant monopolisé l’auto familiale pour se rendre à son bureau, c’est un oncle qui nous conduit aujourd’hui sur la colline de Sainte-Monique, dans sa 203 grise, pour notre première rentrée scolaire. On nous colle une étiquette sur le tablier, on congédie parents et amis, et on nous fait traverser la barrière. Nous voilà catapultés dans un monde dont nous ne connaissons ni les us, ni les coutumes.

La cour est déjà envahie par une ribambelle de petits troufions, garçons et filles, réjouis de se retrouver après les vacances. Les uns courent entre les arbres, les autres discutent placidement, le cartable entre leurs jambes nues. La sentinelle moustachue qui était de faction à la barrière d’entrée nous a poussés vers un recoin obscur, baptisé du nom de préau, où sont parquées les nouvelles recrues, celles qui sont dûment étiquetées. Ici, point de jeux de saute-mouton ni de tapes dans le dos, car c’est un lieu où règne la désolation. Tout le monde pleure, les uns en silence, les autres à gros sanglots. Mieux vaut se conformer à cette première coutume de la boîte, et comme le chagrin est contagieux, nous fondons en larmes, mon cadet et moi, pendant que les hirondelles, qui ont élu domicile sous le préau, vont et viennent nerveusement à l’approche de l’automne.

Les hirondelles, qui contrairement aux moineaux jouissaient d’une excellente réputation auprès des adultes, avaient une prédilection pour les bâtiments publics. Elles construisaient volontiers leurs nids dans les écoles, les marchés, les gares, les couvents, tout en évitant soigneusement les maisons privées. On se demande ce qu’était leur vie avant l’invention de l’État-providence.

Une sœur centenaire vient sonner la cloche. Puis elle s’éloigne à l’intérieur du bâtiment, en traînant des savates. La supérieure du couvent, qui apparaît sur le seuil, tape trois fois dans ses mains. Les rires et les cris s’éteignent en quelques instants, et les petits nouveaux en oublient presque de pleurnicher. La classe de Septième, celle des grands, pénètre fièrement dans la bâtisse, à la suite de la mère supérieure, qui sera leur institutrice. C’est maintenant la classe de Huitième qui s’aligne devant la porte, sous la poigne de fer de sœur Odile, la terreur de l’école, paraît-il. Ses élèves, bien en rang, la précèdent, résignés, comme s’ils se rendaient à l’abattoir. Et ainsi de suite jusqu’à la classe de Onzième, la mienne. Notre maîtresse est une « mademoiselle » et non une « ma-sœur ». Avec un petit monsieur aux sourcils noirs qui règne sur le cabanon de la cour, notre demoiselle est la seule civile de l’école. Restent les classes des tous petits, mais j’ai déjà complètement oublié l’existence de mon cadet.

 

Un monde régi par la raison

Dans le civil, les bonnes sœurs n’étaient pas différentes des adultes que nous avions coutume de fréquenter. Mais dans le cadre de leurs fonctions officielles et scolaires, c’était une autre paire de manches. Il fallait faire marcher la baraque, et une meute de deux-cents bambins ne s’administre pas sans un minimum de trouvailles règlementaires. Lors de la deuxième semaine de classe, alors que la poussière de la rentrée était retombée, la mère supérieure nous fit donc lecture des nombreuses règles en vigueur, dans ce nouvel univers, cette petite île clôturée, cette minuscule Utopie appelée École Saint-Joseph de Carthage. Comme la brave femme était peu prolixe et qu’elle arborait une mine sévère, renforcée par son curieux uniforme byzantin, chacune des sentences de son discours inaugural était restée gravée dans ma mémoire. Il fallait se mettre en rang et attendre en silence; il était interdit de se lever ou de parler sans permission dans la classe; un grand ne devait pas bousculer un petit, et l’inverse non plus, d’ailleurs; etc., etc. Au fait, les bonnes sœurs étaient-elles vraiment des femmes ou appartenaient-elles à une autre espèce?

Quelques jours plus tard, comme le discours de la mère supérieure était encore frais dans nos esprits, notre bonne maîtresse jugea à propos de nous expliquer les raisons de toutes ces interdictions. Si tous les élèves se précipitaient dans l’escalier au son de la cloche, ils formeraient un bel embouteillage! S’ils se mettaient à bavarder en classe, on ne pourrait plus profiter de la leçon. Si tout le monde criait dans les rangs, comment entendre les instructions, comment savoir s’il faut se rendre dans la cour, sous le préau ou au terrain de sport? Bref, l’admirable institutrice nous démontrait que les règles de conduite n’étaient pas dictées par une puissance transcendante et capricieuse, mais qu’elles découlaient d’un objectif fixé au préalable. On ne cherchait pas à tyranniser les élèves, mais à faciliter leur vie commune. Les règles visaient l’efficacité. Elles étaient raisonnables. Quelle extraordinaire révélation! Les membres de ma famille s’étaient bien gardés de me mettre au courant de cet admirable principe.

Je fus bien embêté, le jour où, apprenant à peine à écrire, je m’étais rendu au bout de ma première ligne. Que faire? Dois-je continuer dans la même direction? Non, car il est interdit d’écrire sur le pupitre. Faut-il s’arrêter? C’est peu probable puisque la dictée n’est pas terminée. J’étais vraiment coincé. Un coup d’œil autour de moi, pour profiter de l’expérience d’un redoublant. On me conseilla d’aller à la ligne suivante, mais peut-on faire pleinement confiance à un cancre?

Ma bonne maîtresse s’aperçut de mon trouble et, plutôt que de me gronder ou de me pointer du doigt, elle se retourna vers l’ensemble de la classe pour nous faire part du secret suivant : « Quand vous arrivez au bout d’une ligne dans votre cahier, continuez à la ligne suivante. » Grâce à cette précieuse information, je fus tranquille, du moins pendant quelques jours. Cela n’empêcha pas plusieurs de mes petits collègues de reposer la question à tour de rôle : « Maîtresse, qu’est-ce qu’on fait quand on arrive au bout de la ligne? » Comportement inexplicable!

Une expérience de laboratoire classique montre que le chimpanzé — ou un enfant de trois ans — enfermé dans une cage cherchera à en sortir si on lui tend une banane depuis l’extérieur. Il n’aura de cesse d’avoir découvert le secret de l’ouverture de la cage, quitte à fouiller les recoins et à tripoter les mécanismes pendant une bonne demi-heure. Et hop, la porte finit par s’ouvrir, le singe arbore un magnifique sourire et se précipite sur la banane. Si on répète l’expérience, le chimpanzé, ou le bambin, ne tergiverse plus. Il fonce droit au but et ouvre la cage. Un chat, par contre, se remettra à tâtonner, comme s’il faisait face à un problème nouveau. Au fil des jours, il lui faudra toutefois de moins en moins de temps pour trouver la sortie, jusqu’à ce qu’il soit parfaitement conditionné. Je ne pouvais raisonnablement comprendre, à l’âge de cinq ans, que certains êtres humains agissaient comme des chats plutôt que comme des singes.

Après avoir noirci une vingtaine de lignes de mon cahier d’écolier, un nouvel obstacle se présenta à moi. J’avais atteint le pied de ma première page. J’eus bien l’idée de continuer sur la page suivante, mais la chose était-elle permise? Serait-ce une bêtise, ou, pire, un sacrilège? On ne sait jamais, dans ce monde où nous vivons, et où règne parfois l’arbitraire. Je n’hésitai plus, cependant, à me renseigner auprès de la maîtresse, ce qui me valut quelques ricanements de la part des redoublants. Ma bonne et dévouée maîtresse nous dicta alors cette ligne de conduite : « Quand vous êtes devant une situation nouvelle et que vous ne savez pas quoi faire, faites ce qui est raisonnable ».

Ainsi, le monde était régi par la raison et son ordonnancement pouvait être compris. Et pas seulement la petite île d’Utopie où nous suivions nos classes. Le monde entier. Et l’univers familial devait se soumettre aux mêmes lois.

Notre classe de Onzième était située à l’étage, le rez-de-chaussée étant partagé entre le jardin d’enfants, le catéchisme, le réfectoire, le bureau de la direction et la loge de la sonneuse de cloche. Un matin, à l’heure de la récréation, une chose étrange se produisit. Plutôt que de nous faire descendre l’escalier, les bonnes sœurs nous mirent en rang dans la noirceur du couloir. Le ciel d’hiver s’était en effet assombri de façon insolite. Du jamais vu dans notre vie, déjà longue de plus de cinq ans. Éclipse de Soleil, plaie d’Égypte, phénomène météorologique inconnu? Mais pourquoi chercher si loin? Serions-nous déjà rendus en fin d’après-midi, même si nous n’avions pas encore déjeuné, et les heures se seraient-elles écoulées à notre insu? C’était bien la meilleure explication possible, aux yeux de mes petits collègues de La Goulette, qui n’en étaient pas à un miracle près.

Entre-temps, les élèves les plus turbulents s’impatientaient et commençaient à semer la pagaille dans les rangs, d’autant plus que les bonnes sœurs nous avaient laissés seuls pour se rendre aux nouvelles. Pourquoi ces élèves désobéissent-ils aux règlements, me demandai-je, lorsque ces règlements sont raisonnables? On a alors tout à gagner à s’y conformer. Notre ignorance pouvait excuser nos erreurs, mais dès lors que la maîtresse nous avait dévoilé une vérité, comment ne pas en profiter?

Il faut pourtant se rendre à l’évidence. À toutes les étapes de l’existence, depuis la maternelle jusqu’au service militaire, et depuis le premier emploi jusqu’à la retraite, tout groupe humain comporte non seulement un casse-pied qui passe son temps à empoisonner la vie du peuple, mais il compte également dans ses rangs un certain nombre d’individus imperméables à la raison. Cela s’appelle la nature humaine.

 

Qui est Dieu?

Notre maîtresse étant la seule enseignante « civile » de l’école Saint-Joseph, il nous fallait changer de local pour notre cours de catéchisme. Tandis que les élèves musulmans, juifs et athées rentraient déjeuner chez eux ou s’en allaient jouer dans la cour, nous nous entassions avec les petits de la classe de Douzième, au rez-de-chaussée de l’école.

Il était strictement interdit, dans cette classe, de balancer ses jambes en dessous du banc. Ce qui tend à prouver que les jambes d’un enfant de quatre ou cinq ans sont plus courtes que les pieds d’un banc de classe règlementaire. Ce crime, dit du « balancier » était toutefois inconnu dans les autres classes, où les jambes étaient libres de leurs mouvements : vérité en deçà des Pyrénées, mensonge au-delà.

La bonne sœur chargée du cours de catéchisme nous annonça d’emblée que nous étions catholiques, chose qui me parut toute naturelle dans mon cas, puisque le reste de ma famille l’était aussi. Du même coup, j’appris l’existence d’un illustre personnage, inconnu jusque-là, appelé « Dieu ». Qui était Dieu? Un bonhomme aux allures de vieillard, quoiqu’invisible, et au caractère légèrement soupe au lait. Malgré sa réputation de bienveillance, ses coups de colère étaient légendaires. Disons, au premier abord, qu’il fallait se méfier de Dieu tout en cherchant à s’attirer ses bonnes grâces.

Jésus, par contre, était un garçon extrêmement sympathique, une sorte de grand frère idéal, qui ne pensait qu’à rendre service à tout le monde. Jésus n’était nullement bonasse toutefois : il vous envoyait valser les tricheurs et autres hypocrites à coup de miracles, et vlan! La justice triomphait toujours. Jésus était apparenté à la Sainte Vierge, une brave femme qui ressemblait tantôt à ma mère, tantôt à ma maîtresse. Comme Jésus, la Sainte Vierge pouvait faire des miracles, mais elle n’en usait qu’avec parcimonie. Malheureusement, Jésus et la Sainte Vierge n’étaient que des numéros deux dans l’organisation, dont Dieu restait le chef incontesté, ce qui ne manquait pas d’être parfois inquiétant.

Il existait bien un quatrième personnage, dans cette galerie divine, mais son existence était sujette à caution. Il s’agit de l’ange gardien. La bonne sœur était formelle, nous avions tous notre ange gardien attitré, un par personne, ni plus ni moins. En général, il faut faire confiance à ses maîtres, mais cette confiance ne doit pas être aveugle. De par leur métier, les maîtres, soumis eux-mêmes à leur propre hiérarchie, sont parfois amenés à débiter quelques demi-vérités, c’est tout naturel. Un Dieu, un Jésus, une Vierge Marie, d’accord, mais une myriade d’anges gardiens en liberté, c’était peut-être exagéré. La bonne sœur ne fréquentait sûrement pas la plage de Salammbô, à l’heure de pointe : s’il avait fallu compter un ange gardien pour chaque baigneur, au milieu des parties de ballon, des cris de joie et des éclaboussures, quelle pagaille! Au fait, de quoi auraient l’air les bonnes sœurs sur une plage? Ont-elles de vrais cheveux sous leur cornette? Question, non dénuée d’intérêt, à laquelle les parents répondaient systématiquement par un rire moqueur. De deux choses l’une, ou bien ils n’en savaient rien, ou bien ils n’en voulaient rien dire.

Mais revenons à nos anges gardiens. Personnellement, il m’aurait été fort utile d’en posséder un. Le jour, pas besoin de protecteur, mais la nuit… Ah la nuit, la nuit si longue, peuplée de renards fantômes et de babaous. Depuis que j’allais à l’école, j’avais compris que les loups qui me poursuivaient dans la maison n’étaient que le fruit de mon imagination. Les loups, d’accord, ça n’existe pas, mais il y a le renard des cabinets, qui surgit au déclenchement de la chasse d’eau pour vous mordre le cul. C’est d’ailleurs pourquoi il est plus prudent de mettre déjà un pied dans le couloir avant de tirer sur la chaîne. Bon, les renards fantômes, rien à craindre pendant la nuit, il suffit d’éviter les cabinets jusqu’à l’aube. Mais que dire du babaou, cet équivalent carthaginois du croque-mitaine, qui se faufile dans les chambres à coucher dès la nuit tombée? L’ange gardien pouvait alors être d’un grand secours. Hélas, puisque les adultes ne croyaient ni au renard fantôme ni au babaou, il était légitime pour nous de douter de l’existence des anges gardiens. Pour plus de sûreté, je prenais donc soin d’encapuchonner ma tête dans mon drap avant de m’endormir, protection que je jugeais à la fois dérisoire et tout à fait prudente. Curieusement, mon ange gardien ne s’est manifesté que bien plus tard, lorsque j’ai cessé de croire en Dieu, et il m’a depuis rendu quelques fiers services dont je lui suis extrêmement reconnaissant. Mais cela est une autre histoire.

Les sujets abordés au catéchisme étaient autrement plus variés que dans les autres cours, même s’il me paraissait moins utile, pour mon avenir, de connaître l’arche de Noé et la résurrection de Lazare que les tables de multiplication et l’analyse grammaticale.

La première page du livre de catéchisme était illustrée d’une image quelque peu terrifiante. Une large et profonde crevasse, causée par un tremblement de terre, avait séparé un petit garçon de sa mère. Un faux pas, et l’enfant tombait dans un trou sans fond. D’ailleurs, dans ma vie civile, les étendues infinies du ciel et de l’univers me plongeaient parfois dans l’angoisse, surtout les jours de grand vent, aussi pouvais-je facilement imaginer la frayeur de ce petit garçon, mon alter ego dessiné dans le livret du catéchisme. Car, à cette époque, j’ignorais encore que je me métamorphoserais un jour en adulte.  Comme je l’ai déjà mentionné, je croyais l’humanité divisée en deux races immuables : d’une part celles des parents et des inconnus; de l’autre, celle des filles et des garçons, à laquelle j’appartenais. J’étais donc particulièrement sensible à tout ce qui pouvait arriver à ma propre race.

Mais cette fâcheuse impression s’estompa le jour où je découvris que, comme mes petits camarades, j’étais aussi un héros en puissance. La bonne sœur venait de nous raconter la vieille histoire d’une jeune fille chrétienne d’autrefois, sommée par les barbares de nier l’existence de Dieu, et qui préféra mourir plutôt que de se parjurer.

Le fait que notre école soit située sur la colline de Sainte-Monique, où, quelque deux-mille ans plus tôt, la mère de Saint Augustin posa ses pénates, et non loin de l’amphithéâtre où les vierges Perpétue et Félicité furent livrées à la fureur d’un taureau, donnait une coloration particulière à notre cours de catéchisme. Il suffisait d’un ciel plombé répandant son étrange lumière sur la terre rousse pour que la ville antique de Carthage, ensevelie sous nos pieds, reprenne vie, et que les siècles se confondent.

— Qu’auriez-vous fait à la place de la petite fille chrétienne? nous demande la sœur, qui savait ménager ses effets.
Presque tous les élèves s’accordent pour préférer la mort à la trahison, comme le firent nos martyrs locaux, dont ils soupçonnent à peine l’existence. Tous les élèves sauf trois petits Italiens de La Goulette, assis au fond de la classe. Ceux-là se disent que, en reniant Dieu, on reste en vie, c’est déjà ça de pris. De toute façon, si Dieu tout puissant existe, nos menues lâchetés ne changeront pas grand-chose pour lui. Et, si Dieu n’existe pas, raison de plus pour sauver sa peau. Nos trois cancres de La Goulette, inséparables à l’école comme à la ville, étaient de véritables petits pascaliens en herbe.

L’histoire de Saint Thomas, qui s’obstine à douter de la résurrection du Christ, avait aussi frappé les esprits. Ce Thomas, un ami proche, un disciple, un vrai professionnel, il ose demander des preuves à Jésus! Alors que nous, simples néophytes, nous aurions cru sans hésiter. Nous avions beaucoup de mérite, en fin de compte! Sentiment fort agréable que de se savoir un héros potentiel.

Les exemples de dilemmes moraux ne manquaient pas au catéchisme, véritable cours de philosophie avant la lettre. Le dilemme qui me causa la plus grande difficulté est le suivant. Deux mères demandent à leur enfant d’accomplir une petite tâche ménagère. Dans le premier cas, l’enfant accepte gentiment, mais, distrait sans doute par d’autres occupations, ou victime d’une mémoire défaillante, il omet d’exécuter le travail promis. Dans le second cas, l’enfant refuse d’emblée (« C’est moi qui fais tout dans cette maison! Pourquoi tu demandes pas à mon frère? Etc., etc. »). Cependant, après avoir réfléchi à sa vilaine conduite, le second enfant se ravise et, sans prévenir personne, fait ce que sa mère lui avait ordonné. La question posée est la suivante : lequel des deux enfants vous paraît s’être le mieux comporté?

Curieusement, la bonne sœur donne sa préférence au second enfant, celui qui a d’abord refusé d’obtempérer. Lorsque nous agissons, il me semble pourtant que le premier geste est d’importance capitale, et que l’intention prime l’action. Selon moi, le second enfant ne se rachète qu’à moitié, les bons actes ne pouvant effacer entièrement les mauvaises paroles, alors que le premier enfant pourrait encore théoriquement tenir sa promesse. Pendant la récréation, certains de mes collègues abordent à nouveau le sujet, et je peux constater que la plupart d’entre eux se rangent à mon avis et rejettent le choix de la maîtresse. Ce qui tend à prouver que les cancres ne manquent guère d’esprit critique, même s’ils sont nuls en arithmétique, mais qu’ils ne possèdent pas la hauteur morale de leurs éducatrices.

Malgré leur intérêt indéniable, ces sujets de réflexion étaient loin d’atteindre l’immense succès des belles histoires mettant en scène des personnages légendaires : Jacob et son combat nocturne contre l’archange Gabriel, Joseph et ses criminels de frères prosternés à ses pieds, Ulysse et sa peau de brebis dans la grotte du cyclope, Moïse et son bâton transformé en serpent. De l’avis de mes camarades du fond de la classe, la véracité de ces légendes ne faisait aucun doute. À titre de preuve, ils affirmaient, entre autres, que de tels serpents logeaient dans un terrain vague voisin de la cour d’école, là où, le jour de la rentrée, il n’y avait qu’un fagot de vieilles branches. Je pus m’assurer moi-même de l’existence de deux de ces énormes pythons, de couleur grise, que je vis, par un petit matin blême, glisser entre les fentes d’un amas de parpaings en béton. Du moins, cette scène saisissante est-elle profondément gravée dans ma mémoire.

Certaines de ces histoires extraordinaires suscitaient cependant l’incrédulité de la bonne sœur, ce qui donnait encore plus de crédit au reste des légendes. Ainsi, l’aventure de Jonas, qui séjourna trois jours dans le ventre de la baleine, se devait d’être prise au second degré.
— Trois jours dans une baleine, qu’en pensez-vous? nous demande sournoisement la sœur.
La classe reste d’abord silencieuse, mais, ça ne manque jamais, que ce soit à l’école, à la caserne ou au conseil d’administration, il y existe toujours un imprudent qui donne son opinion avant de connaître celle des autres. Un garçon de la Goulette du nom de Sauveur Lupo, après avoir levé la main, fait fièrement son acte de foi, tous azimuts, envers les saintes Écritures : « Puisque c’est dans la Bible, c’est que c’est vrai. »

La bonne sœur se gausse. Et nous l’imitons de bon cœur. Ah oui, lorsqu’on donne son avis en classe, on prend souvent un gros risque. Les occasions de rire sont rares et on peut facilement en faire soi-même les frais. Rien de bien grave après tout, surtout quand on n’est qu’un gamin insouciant. À cette époque où les psychologues ne sévissaient pas encore, le ridicule ne tuait guère.

— Mais voyons, mon enfant, d’expliquer la maîtresse, le gosier de la baleine est bien trop étroit pour laisser passer le corps d’un homme.
On est Français, que diable! Avant d’être chrétien. Chez les concitoyens de Descartes, il est clair que la science a préséance sur la religion, même lorsqu’on travaille à plein temps dans l’administration divine.

 

L’ardu problème des hirondelles sur leur fil

Les admirables livres de lecture de l’époque étaient illustrés d’aquarelles évocatrices. C’était, dans la prison de la classe, autant de fenêtres ouvertes sur la liberté. Il suffisait de se glisser derrière le fauteuil de « papa fumant sa pipe devant la porte avec ses pantoufles aux pieds », et de suivre le chat jusqu’à la cuisine ensoleillée. Parfois, l’image représentait un carrefour animé, avec ses automobilistes courtois, ses piétons prudents, ses magasins aux étalages bien remplis et ses balcons décorés de géraniums et meublés de rotin. On pouvait alors conduire soi-même l’arroseuse municipale, diriger la circulation, faire ses emplettes, ou boire tranquillement son café au lait, bercé par la voix lointaine de la maîtresse. De plus, les héros de nos livres ne manquaient pas de partir un jour en vacances et de s’établir au creux d’une luxuriante baie de la Côte d’Azur, au à l’entrée d’un pittoresque village blotti dans une vallée des Alpes. Grâce à ces images plus vraies que nature, nous pouvions tous profiter du voyage.

Et que dire des fantastiques fresques du Voyageur surpris par la neige, du Fleuve qui déborde, de la Récolte dans les marais salants? Des heures de rêveries garanties! Il y a fort à parier que l’éclatante aquarelle du Coq, roi de la basse-cour, a été remplacée aujourd’hui par une terne photo, prise un jour sans soleil. La nuée d’alouettes, derrière le poulailler, se sera envolée vers d’autres cieux, le cheval de trait qui broutait paisiblement au bord de la mare aura été remplacé par un tracteur propre, le grand-père avec sa canne aura été enfermé dans un hospice subventionné, et le coq vaniteux, avec ses plumes chatoyantes et son air franchement tarte, aura été relégué au second plan, derrière une poignée de poules anonymes. Il faut l’admettre, les bureaucrates qui régissent aujourd’hui le système scolaire manquent singulièrement d’imagination. C’est à se demander s’ils ont jamais été enfants.

Deux ou trois mois après la première rentrée, mon cadet, qui était d’ordinaire peu prolixe, me demanda si je savais lire.
— Oui, et toi?
— Ben moi aussi.
Nous avions appris à lire sans même nous en rendre compte. Cette performance aurait pu être une source de fierté si nous n’avions pas déjà l’impression d’avoir toujours su lire et écrire.

Personnellement, seuls les « oin » et les « ouin » me causaient quelque perplexité, probablement parce que, ma maîtresse étant malade ce jour-là, j’avais appris ces étranges syllabes dans la salle de classe du rez-de-chaussée, chez la sœur qui nous interdisait de balancer nos jambes sous le banc. Étant donné que cette sœur était notre professeure de catéchisme, je doutais un peu de ses compétences dans les autres matières. Les petits élèves sont parfois comme certaines plantes en pots. Il faut éviter de les déplacer si on ne veut pas compromettre leur floraison.

Vers la même époque, notre maîtresse attitrée nous soumit un redoutable problème d’arithmétique. « Sept hirondelles sont perchées sur un fil. Trois d’entre elles s’envolent. Combien reste-t-il d’hirondelles sur le fil? »

Comme toujours, l’énoncé du problème était accompagné, dans notre manuel de calcul, d’une délicieuse illustration à l’aquarelle : des poteaux de cèdre éclairés par une lumière oblique, des isolateurs en verre scintillant au soleil, de solides câbles téléphoniques harmonieusement courbés, un groupe d’hirondelles en pleine discussion, le tout sur un fond de ciel bleu parsemé de cirrus évanescents.

La classe avait beau plancher sur le problème, celui-ci demeurait insoluble. Notre bonne maîtresse perdit son aménité habituelle et menaça même de nous priver de récréation si nous ne trouvions pas la réponse. Ce fut peine perdue. D’habitude, il est toujours possible d’accomplir les tâches demandées par nos enseignants. Avec un peu de peine et, parfois, beaucoup d’ennui, on finit par arriver au bout de chemin. Mais cette fois-là, nous étions bloqués au beau milieu de la route, sans savoir comment nous extraire de l’ornière.

La cloche de la récréation sonna. Tout le monde resta sagement assis — n’avions-nous pas causé du chagrin à la maîtresse? Celle-ci fit d’abord semblant de ne pas avoir entendu la sonnerie salvatrice, mais elle se montra vite magnanime et nous envoya jouer dans la cour.

— C’est pas du jeu de nous coller un problème comme ça, protesta le camarade Sauveur Lupo pendant la partie de billes.
— En plus, les hirondelles, elles se posent jamais sur un fil, renchérit son meilleur ami (et cousin).
— Comment tu le sais?
— Mon grand frère, il me l’a dit.

Après la récréation, la maîtresse nous expliqua, en long et en large, les principes de la soustraction.

Le lendemain, une demi-heure avant la récréation, nouvelle colle d’arithmétique. « Il y a neuf pommes sur un arbre. Rémi et Maria en cueillent quatre. Combien reste-t-il de pommes sur l’arbre? »

Non, mais! On ne me fera pas le coup deux fois! J’essaie le truc de la maîtresse, le même que pour résoudre le problème des hirondelles. Et hop! Le tour est joué!

Une semaine plus tard, la maîtresse nous suggère de créer notre propre problème d’arithmétique. À écouter les réponses des petits collègues, on dirait que l’ensemble de la classe maîtrise le concept de la soustraction. Non, pas tout à fait, car l’ami Sauveur Lupo s’est mis en tête de soustraire 6 pintades à 4 pintades. Il lit son exemple, presque en chantant : « Six pintades “O.T.” de quatre égale… égale… ».

Vaut-il mieux se fâcher ou éclater de rire? La maîtresse opte finalement pour une troisième solution : la patience. « En résumé, confie-t-elle, on ne peut pas soustraire un plus grand nombre d’un plus petit nombre ». Et comme sa démonstration laisse bien des élèves sceptiques, elle ajoute que la chose est non seulement impossible, mais « strictement interdite »!

Quelques décennies plus tard, je fus le témoin d’une réforme scolaire pour le moins troublante. Une équipe de pédagogues patentés et grassement payés ayant redécouvert que, dans l’apprentissage, « l’initiation » précède « l’application », elle-même suivie de « l’approfondissement », chose qui n’avait pourtant pas échappé aux anciens Grecs, il fut décidé de remplacer les cours traditionnels de sciences humaines par des cours d’initiation, d’application et d’approfondissement. Les cours de macro-économie, de commerce international et de monnaie et banques se virent ainsi rebaptisés respectivement des noms évocateurs d’initiation à l’économie, d’économie-application et d’économie-approfondissement. Plus question de tout mélanger, les étudiants devaient s’initier pendant la première session, appliquer durant la deuxième ou la troisième session, et approfondir dans la suivante. Étant donné que le programme comportait un total de quatre sessions, les institutions disposaient même d’une marge de manœuvre! Tout ce qu’on leur demandait, c’est de respecter la « séquence des apprentissages ». Inutile de dire que cette hallucinante « innovation » a coûté à l’État des dizaines de milliers d’heures de salaires.

Ah, ma chère maîtresse! Je ne sais si elle est encore de ce monde, mais elle garde toujours pour moi son visage de demoiselle bienveillante. Alors qu’il faut maintenant deux ans à de grands étudiants pour franchir les trois étapes de l’apprentissage, notre maîtresse avait accompli le tour de force de le faire en une semaine, avec de simples bambins carthaginois. Le lundi, initiation, avec le problème des hirondelles qui s’envolent. Le mardi, application, avec le problème des pommes qui sont cueillies. Le lundi suivant, enrichissement, avec la règle qui interdit l’existence d’un nombre négatif d’hirondelles, de pommes ou de tout autre objet similaire. Et tout cela sans qu’il en coûte un centime des deniers publics!

Reste un dernier point à élucider. Les hirondelles se perchent-elles, oui ou non, sur les fils du téléphone?

 

Nul n’est censé ignorer la loi.

Nul n’est censé ignorer la loi, certes, mais tout le monde est-il tenu de la comprendre? On enfreint parfois un règlement alors qu’on croit justement lui obéir.

Et que dire des représailles collectives, dans lesquelles les innocents sont ignominieusement mélangés avec les coupables?

Malgré ma détermination à respecter les règlements de la petite école, détermination fondée sur la raison et non sur la peur, je me suis retrouvé deux fois, au cours de ma carrière, sur le banc des accusés.

Il arrivait à notre bonne maîtresse de s’absenter pendant quelques minutes. Elle prenait soin, alors, de placer à son pupitre un élève sérieux, de préférence une fille.
— Tu surveilleras la classe jusqu’à mon retour, et si quelqu’un se lève ou fait du chahut, tu marqueras son nom au tableau. Et quant à vous, ajouta la maîtresse en se tournant vers le reste du groupe, toujours très attentif devant ce genre d’évènement extrascolaire, quant à vous, travaillez et restez sages.
La maîtresse sort. Ses pas résonnent dans le couloir. Personne ne bouge. On pourrait entendre une mouche voler. Cependant, pas un seul élève ne s’est remis au travail. Tout le monde attend, comme si quelque chose d’insolite devait se produire. De fait, le bruit des pas de la maîtresse s’est à peine éteint qu’un camarade se lève, furtivement, et se présente devant la collègue qui est censée nous surveiller depuis l’estrade.
— Dis, ne marque pas mon nom au tableau.
Et le voilà qui retourne tranquillement à sa place. J’en suis d’autant plus abasourdi qu’un autre élève quitte à son tour son siège pour accomplir la même démarche auprès de notre petite surveillante.

J’avoue ne trouver aucune explication rationnelle à cette démarche, surtout que le défilé se poursuit sans interruption, et dans la plus grande discipline. Chaque nouveau délinquant attend patiemment que son prédécesseur ait regagné son poste avant de se présenter à l’estrade. À ce titre, on peut considérer que le petit Carthaginois se comporte tout à fait comme le moustique méditerranéen qui hante nos chambres à coucher après la tombée du jour. Quiconque a chassé un tel moustique pendant toute une nuit, croyant à chaque fois l’avoir écrasé avec sa babouche, se trouve bien étonné, au réveil, d’apercevoir le mur maculé de multiples taches de sang. Le moustique qu’il croyait avoir combattu était en fait une armée de moustiques, aussi disciplinée que la classe de Onzième de l’école Saint-Joseph, car les moustiques méditerranéens n’attaquent qu’à tour de rôle. Ce phénomène, qui n’a pas reçu des biologistes l’attention méritée, est pourtant facile à démontrer : a-t-on jamais entendu deux moustiques bourdonner simultanément dans une chambre à coucher? Non! CQFD.

Mais revenons à nos petits élèves. Bientôt, le tiers de la classe a effectué le pèlerinage à l’estrade, désobéissant ainsi aux ordres de la maîtresse. Derrière cet illogisme apparent — pourquoi, en effet, se lever pour demander à quelqu’un d’affirmer qu’on ne s’est pas levé? — il doit se cacher un rituel local dûment patenté. C’est le dilemme classique entre la doctrine du Code civil et la doctrine du droit coutumier. D’une part, l’ordre exprès de la maîtresse, de l’autre, une tradition bien ancrée dans l’histoire.

Quand un premier automobiliste brûle le feu rouge du passage pour piétons, les autres moutons s’empressent d’emboîter sa roue.

À Rome, faisons comme les Romains. Surmontant ma timidité naturelle et presque maladive, je me présente à notre surveillante, devançant ainsi de justesse le camarade Sauveur Lupo, qui vient faire la queue derrière moi.

À cet instant même, la maîtresse apparaît sur le seuil de la porte.
— Comment! s’exclame-t-elle, Renaud? Je n’aurais jamais cru ça de toi.
Elle est d’autant plus étonnée que le tableau est resté vierge et qu’elle croit le reste de la classe entièrement innocent.
Par contre, la présence du camarade Lupo ne semble pas la surprendre outre mesure.

En fin de compte, une petite dose d’injustice n’est pas toujours inutile dans la formation d’un futur adulte.

Nous voilà au piquet tous les deux. Oh, pas pour longtemps dans mon cas. L’indulgente maîtresse, influencée par mes excellents antécédents, et peut-être par la bonne réputation de ma famille, me renvoie bientôt à mon pupitre. De son côté, Sauveur Lupo doit attendre la cloche de la récréation pour recouvrer sa liberté.

Quant à cette cloche de la récréation, suspendue dans la cage d’escalier, elle a un jour entonné pour moi, pauvre condamné, l’hymne de la résurrection.

Je venais de commettre la seconde infraction de ma carrière. J’avais alors six ans et demi et dix-huit bons mois d’expérience scolaire à mon actif. Notre maîtresse de la classe de Dizième, sœur F., était parfois irritable, bien qu’elle s’en défendît.

Mieux vaut se faire instruire par un sage qui vous frappe que par un sot qui vous flatte. (Proverbe arabe)

Un jour, en plein milieu de son cours d’analyse grammaticale, la sœur se précipita sur un garçon dissipé et se mit à le fesser, et comme le chenapan paraissait insensible aux taloches, elle lui releva la jambe de son short sur la cuisse. La fesse du garçon, à moitié découverte, devint aussitôt écarlate. Cet incident imprévu ne dura que quelques secondes, tel un coup de tonnerre dans un ciel limpide. Si je me souviens bien, ce pauvre petit collègue, un habile bricoleur originaire de La Goulette, avait inventé un système original pour résoudre le problème des besoins naturels. Il était en effet arrivé plusieurs fois qu’un élève, n’osant demander la permission de sortir, fasse pipi sur son banc, au grand dam de la sœur. Ce petit Goulettois nous fit alors part d’une recette efficace : « Tu pisses deux ou trois gouttes dans ta culotte, ça te soulage un peu et ça te permet de tenir le coup jusqu’à la récré ».

Il était même arrivé à la sœur F. de soulever les jupes des deux jumelles du fond de la classe, afin d’exposer à toute l’assistance leurs culottes trouées. Mais en dehors de ces rares accès de colère, elle se montrait plutôt bienveillante et s’efforçait de nous rendre savants. Nous lui devons l’étonnante révélation qui suit : « Dans une dictée, il y a deux façons d’écrire le mot “a” (“a” ou “à”) et le mot “é” (“est” ou “et”). Comment les distinguer, par contre? Elle se garda bien d’en souffler mot.

Le secret ne me fut communiqué que l’année suivante par sœur Euphrasie, la crème des maîtresses.
— Il suffit d’essayer de mettre ces mots à l’imparfait, confia-t-elle. Si ça marche, c’est un verbe. Exemple : « Jean “é” Jeannette écoutent les belles histoires de grand-père. » On ne peut dire « Jean “était” Jeannette écoutent les belles histoires de grand-père », n’est-ce pas, donc le mot “é” s’écrit “et”.
Ah, si j’avais eu vent plus tôt de cette recette géniale, j’aurais évité bien des fautes dans mes dictées.

Mais revenons donc à la fameuse punition, la seconde de toute ma carrière à l’école Saint-Joseph. J’ai complètement oublié le motif de cette punition, et pourtant je frissonne encore à la pensée du danger qui planait alors sur ma tête. La sœur F. m’avait envoyé au pied de l’escalier, avec ordre d’y rester jusqu’à la fin de la récréation. À première vue, le châtiment pouvait paraître bénin, mais, renchérit ma persécutrice, « je ne voudrais pas être à ta place quand sœur Odile descendra dans la cour avec sa classe, car elle ne manquera pas de te demander des comptes. »

Sœur Odile? Terreur! Angoisse! Tremblements! Les filles racontent qu’elle a un jour épinglé la copie d’un mauvais élève dans son dos, avant de l’expédier dans la cour pendant la récréation, afin de servir d’exemple… D’après ces écolières bien informées, le coupable avait rédigé sa rédaction à l’encre rouge, ce qui était considéré comme un sacrilège équivalent à la profanation de l’hostie. De leur côté, les copains de La Goulette affirment que sœur Odile porte une moustache. Bref, selon la rumeur publique, cette religieuse est un véritable tyran doublé d’un terrible despote, ce qui revient à peu près au même.

Ah, que les enfants sont crédules et injustes, et comme les adultes leur ressemblent! Il est probable que les élèves qui bénéficièrent de l’enseignement rigoureux et éclairé de sœur Odile ont, grâce à elle, accompli de brillantes carrières.

En attendant, on m’a consigné au pied de l’escalier, où j’envisage le pire. Je gravis du regard les marches de marbre blanc, qui se perdent dans la pénombre, jusqu’à l’étage. Heureusement, sœur Odile ne se gêne pas pour retenir ses élèves au début de la récréation, lorsqu’un travail important est en cours. Chose certaine, la classe de sœur Odile est toujours la dernière à sortir dans la cour.

Comme bien des fois dans la vie, quand tout semble perdu, un miracle se produit. Tout d’abord, ce jour-là, sœur Odile tarde particulièrement à donner congé à ses grands élèves. Je ne perds rien pour attendre, mais pour un condamné, chaque seconde de sursis vaut son pesant d’or, même si elle est vécue dans l’anxiété.

La cloche de l’escalier est gérée par la vénérable sœur Bernadette, que les ans ont fait considérablement rétrécir, au point de lui donner le gabarit d’une élève de 10 ans. Ma mère me confiera plus tard que cette douce et fragile religieuse fut autrefois sa maîtresse, et qu’elle avait alors déjà près de cent ans.

Bientôt, sœur Bernadette s’approche de moi et engage la conversation. Ses yeux reflètent la même douceur et la même bienveillance que ceux de la Vierge Marie sur sa statue.
— Eh bien, mon enfant, que faites-vous là?
— Je suis puni, ma sœur.
— Alors vous ne pourrez pas aller en récréation.
— Ce n’est pas ça le pire. C’est que sœur Odile va bientôt descendre : elle va me voir et elle me grondera.
— Oh, mon pauvre garçon! s’exclame la religieuse. C’est terrible!
Ah, j’avais bien raison de me tourmenter!

Sœur Bernadette retourne dans sa loge aux odeurs de cierge. Cependant, aussi inquiète que moi, elle ressort à plusieurs reprises pour venir aux nouvelles. Sœur Odile n’est toujours pas descendue. Le temps s’écoule, lentement, inexorablement. J’aurai peut-être droit à un enguirlandage écourté.

Mais là-haut, une porte vient de s’ouvrir avec fracas, et on entend déjà le sourd piétinement des élèves de sœur Odile dans le couloir. Sœur Bernadette s’extrait précipitamment de sa loge, en clopinant, et me lance un regard apitoyé. Elle hésite un moment, mais c’en est trop pour la brave femme : devant l’imminence du désastre, elle décide de prendre les grands moyens. La voilà qui saisit le cordon de la cloche, et « diling-diling », ça résonne à cœur joie dans la cage d’escalier, et les tintements joyeux s’envolent jusque dans la cour pour convier les élèves à regagner leur classe. Je suis sauvé, in extrémis. La récréation sera aujourd’hui écourtée de quelques minutes et les ouailles de sœur Odile en seront privées. Je pourrai réintégrer ma classe sain et sauf. On mettra tout ça sur le compte de la sénilité de sœur Bernadette, mais moi, je sais que sœur Bernadette n’est pas sénile; sœur Bernadette est une sainte!

 

Les trouvailles de grand-mère

Ma grand-mère maternelle, Pauline, qui demeurait en face de chez nous dans une propriété luxuriante, portait un intérêt marqué à notre éducation. Forte de sa riche expérience, elle était convaincue que les catastrophes menaçaient à tout moment de s’abattre sur les mortels, et de ruiner leur vie. La moindre imprudence pouvait causer un dévastateur incendie, une cruelle mutilation, une irrémédiable perte de réputation, ou, plus carrément, la mort.

Son plus ancien souvenir d’enfance n’était-il pas celui du tigre mangeur d’hommes, rôdant autour de leur petit pavillon de chasse, pendant l’absence de son père. Elle avait alors trois ans, dans son Indochine natale. Lorsque le fauve, perché sur un tas de bambou accoté au mur, tenta de forcer la fenêtre, la mère de Pauline jeta sa fillette sur le lit et se coucha sur elle, afin de la protéger. Je ne voyais plus rien, se rappelle ma grand-mère Pauline, mais j’entendais tout. Un coup de griffes contre le cadre de la fenêtre, le craquement des bambous, un feulement rageur. Heureusement, après quelques interminables secondes, l’amas de bambous se désagrégea et le tigre dégringola au pied du mur. Quelque peu dépité, cet ennemi mortel du genre humain, du moins à l’époque où il mangeait encore les petits enfants, tourna quelque temps autour de la cabane avant de se décourager et de regagner sa forêt.

On n’était jamais assez prudent selon ma grand-mère. Je la revois encore, les gants à la main, au moment de sortir de chez elle au bras de mon grand-père, dans la tiédeur d’un après-midi de l’automne carthaginois. Tandis que son mari ajuste son chapeau et sa canne, ma chère grand-mère procède à sa vérification de routine :
— Marcel, vous avez bien éteint votre cigarette? L’avez-vous passée sous le robinet?
Ma grand-mère se méfie des catastrophes!

Or, quelles sont les deux principales catastrophes qui planent inévitablement sur la tête de jeunes écoliers, tels que mon cadet et moi? Il y a, d’une part, la traversée de la grand-route au moment où fonce le camionneur, et, d’autre part, l’encre qui se répand sur la chemisette blanche. Ma grand-mère avait trouvé une parade efficace à chacun de ces grands dangers. Nous commencerons par le problème des encriers.

C’est une bien belle chose que l’encre fraîche brillant sur la feuille vierge dans le sillage de notre main, un soir d’automne, à la lueur de la lampe de bureau. Pour mieux admirer l’éclat de l’encre, il convient de pencher la tête, voire de coucher la joue contre la page caressante et odorante du cahier d’écolier. Si on arrête d’écrire, la trace lumineuse se rétrécit à vue d’œil, et elle finit par sécher et se ternir. Vite! Il faut la prendre de vitesse, faisons courir le porte-plume.

Toto a pété la pipe à Pépé.
Toto a été puni.
Papa a tapé Toto.

Cependant, qui dit encre qui brille, dit encrier qui se renverse. Bien sûr, nous aurions pu enfiler nos tabliers bleus d’écolier pour rédiger nos devoirs, mais à la maison, la tenue civile était de rigueur. C’est pourquoi ma grand-mère, qui se plaisait tant à prévenir les désastres, nous avait bricolé deux petites boîtes en fer blanc remplies de sable, au milieu duquel elle avait soigneusement coincé nos encriers, à mon cadet et à moi. Un vieux truc appris en Indochine, paraît-il. Un jour, les pédagogues trouveront sans doute une solution plus simple que celle de grand-mère. Il y a, dit-on, des pays où les enfants ne souillent pas leur chemisette, car ils continuent à écrire au crayon jusqu’à un âge avancé, même lorsqu’ils sont devenus présidents des États-Unis. Peut-être y a-t-il même des écoles « modernes » qui apprennent à leurs élèves à ne pas savoir écrire.

Grand-mère nous avait aussi fait cadeau d’une pierre ponce, objet magique permettant d’ôter les taches d’encre réputées indélébiles. Je m’aperçus alors que mes doigts étaient en effet maculés d’encre violette, chose qui m’avait complètement échappé jusque-là.

Comme le dit le proverbe carthaginois, « quand l’encre sur la feuille scintille, l’ennui s’envole et le temps file ». Un soir, je fus tout étonné d’avoir rempli une page complète de devoirs. Toute une page! N’est-ce pas prodigieux? J’eus la sensation d’avoir atteint une nouvelle étape dans ma vie, comme la fois où j’avais réussi à compter jusqu’à vingt-et-un-cent.

Vingt-et-un-cent! Mes camarades s’étaient montrés admiratifs de cet exploit. Sauveur Lupo avoua ne jamais avoir dépassé dix-cent, même en veillant jusqu’à neuf heures du soir. Cette contre-performance était-elle due à son incompétence ou bien à sa pieuse révérence à l’égard des nombres? Lupo était de ceux qui affirmaient que la vie humaine ne pouvait dépasser 100 ans. Si jamais, selon lui, on parvenait à atteindre cet âge vénérable, on se voyait couper le courant instantanément, et hop, direction le Purgatoire!

Je ne manquai pas non plus de me vanter de mes prouesses arithmétiques au sein de ma famille. Ma grand-mère m’encouragea, mes sœurs prétendirent que le nombre vingt-et-un-cent n’existe pas, et ma mère trouva la chose franchement comique. Quant à mon grand frère, le seul expert en qui je pouvais avoir confiance sur un sujet aussi technique, il avait mystérieusement disparu à ce moment-là, sans laisser d’adresse malgré son très jeune âge.

Restait la question épineuse de la traversée de la grand-route. À l’aller, le car scolaire s’arrêtait de notre côté de la chaussée, aussi suffisait-il de se faire accompagner par ma seconde grande sœur. Mais, comme je pus le constater de visu, si on ne traverse pas la route à l’aller, il faut nécessairement la traverser au retour. C’est mathématique! Aussi, ma grand-mère ne manquait-elle pas de venir nous attendre midi et soir, après l’école, à la descente du « tram ». Son étrange manière de nommer le car venait sans doute d’une coutume saïgonnaise. Il était clair, à sa façon de s’exprimer, que grand-mère n’était pas une pure Carthaginoise comme vous et moi.

Pour nous encourager à la prudence, grand-mère nous avait promis, à mon cadet et à moi, de nous acheter chacun un poussin si nous regardions bien à gauche et à droite avant de nous engager sur la chaussée, et dans cet ordre précis. Comme cette façon de traverser la route me paraissait tout à fait scientifique, et qu’elle me permettait de surcroît d’user d’autorité sur mon cadet, je m’y conformais volontiers. Notre bonne conduite n’échappa nullement à la vigilance de ma grand-mère, qui nous guettait depuis l’eucalyptus d’en face.

Satisfaite, grand-mère se rendit à Tunis pour faire l’acquisition des deux poussins promis, qu’elle nous remit cérémonieusement le dimanche suivant. Mon poussin était tout blanc. Je le baptisai Kikitte, du nom d’une poule célèbre de mon livre de lecture. Celui de mon cadet, tout jaune, fut malheureusement emporté par une quelconque grippe aviaire, peu après son arrivée. Le poussin jaune fut promptement enterré dans une boîte de sucre, ou bien jeté sur un tas d’ordures. Restait Kikitte, qui vécut longtemps et eut le bonheur de donner le jour à une nombreuse descendance.

Ma mère, dont les ongles étaient toujours impeccablement vernis, ne voyait guère d’intérêt à l’élevage des poules. Aussi, ce fut ma grand-mère, avec le concours de mon père et du jardinier, qui s’occupa de la construction d’un poulailler. À cette époque, les villas possédaient, dans leur arrière-cour, une petite annexe nommée « buanderie ». Depuis l’invention des machines à laver modernes, ces cabanes de briques blanchies à la chaux avaient été converties en débarras. Cela était bien commode, puisque les maisons carthaginoises, avec leurs toits en terrasse, ne comportaient pas de cave ni de grenier. Notre buanderie fut donc dépouillée de tous les objets inutiles qui l’encombraient, et on y ajouta, sur la façade, un petit jardin tapissé de sable et soigneusement grillagé, où la couvée serait à l’abri des chats de gouttière du quartier.

Kikitte ayant tôt fait de grandir, grand-mère était retournée à Tunis pour acheter un lot d’œufs fécondés. Vingt-et-un jours plus tard, ma brave et fidèle poule donna naissance à une douzaine d’adorables petits poussins. Onze d’entre eux étaient entièrement jaunes, de la même texture que la fleur du mimosa en hiver, et le douzième était blanc, avec une minuscule tache brunâtre sur le dos. Kikitte se montrait très fière de sa couvée. Cette brave poule m’aimait tellement qu’elle soulevait ses ailes à mon approche, pour me permettre de la saisir. Eh oui! De même qu’il y a des chats qui se roulent par terre pour souhaiter la bienvenue à leur maître, il existe des poules qui tendent leurs ailes à leur père adoptif.

Marcel Proust, qui n’a sûrement pas eu le bonheur d’élever des poules, a dû se contenter de disserter sur de banales madeleines, dont on régale les enfants surprotégés. Quant à nous, les seules madeleines qui parvinrent jusqu’à notre table provenaient d’un paquet périmé acheté dans une boulangerie du Kram, et je ne suis pas prêt d’oublier leur intense et persistant arrière-goût de savon. Par contre, dès qu’on évoque le mot « poulailler », je suis assailli par un riche et réjouissant cocktail de sensations. L’âcre parfum de la plume lissée, l’odeur entêtante du sable chaud de midi, l’éclat des grains d’orge en forme de pépites d’or, et cette puissante impression, presque néanderthalienne, que l’ennemi est à l’affût. Car le chat de gouttière est au poulailler carthaginois, ce que le tigre de montagne est au cabanon de chasse indochinois!

Les chats n’allant pas à l’école, ils avaient le champ libre toute la journée. Malgré toutes les précautions prises, ils parvenaient chaque semaine à saisir un ou deux poussins. Ces ignobles félins, en fins stratèges, s’associaient, à l’occasion, pour attaquer le poulailler sur deux fronts. Ils attendaient patiemment, parfois pendant plusieurs jours, qu’un poussin vienne picorer au bord de la clôture. Kikitte hésitait alors à voler au secours de son imprudent rejeton, pour ne pas laisser le reste de la couvée sans défense. Comme de nombreux homo sapiens, les chats, si coopératifs dans l’attaque, se gardaient bien de partager leur butin. Dès qu’il avait réussi à faire glisser sa proie par-dessous le grillage, l’heureux chasseur décampait sans demander son reste, en abandonnant son coéquipier.

Le soir, le poulailler comptait un habitant de moins. On se hâtait de renforcer un coin de grillage, d’abord le cœur gros, puis en criant vengeance.

Il en va des poules comme des humains. Un jour bébés, le lendemain fiancés. En un clin d’œil, mes poussins rescapés, au nombre de cinq, dont deux mâles, s’étaient transformés en poulets et n’avaient plus rien à craindre des chats. Comme j’avais moi-même cinq frères et sœurs, je décidai de dédier à chacun d’entre eux un de mes poulets. Cinq poulets survivants, cinq frères et sœurs, les voies du Ciel sont impénétrables!

Comme il se doit, les filleuls reçurent alors leur nom de baptême. Chilpéric et Clodomir, portraits crachés de leur mère livournaise, quoiqu’enfants adoptés, furent attribués à ma grande sœur et à mon grand frère. Cuicui, une poule aux plumes multicolores, dodue, aimable, volontiers nonchalante et peu portée sur la ponte, fut donnée à ma seconde grande sœur, de caractère similaire. Ma petite sœur, qui commençait à peine à marcher, reçut une autre poule pondeuse, dont j’ai oublié le nom. Qant à l’ancien poussin à la minuscule tache brunâtre, il s’était transformé en un svelte et robuste coq wyandotte, entièrement roux : mon cadet en devint le maître. On l’appelait, tout simplement, « le coq roux ». Autant mon cadet était docile et facile à vivre, autant son coq était indiscipliné et querelleur. Un jour que le coq roux s’était mis à poursuivre ma petite sœur tout autour du jardin, mon père, déjà excédé par ses chants inopportuns, décida de lui tordre le cou. C’est ainsi que le second poulet de mon pauvre cadet aboutit prématurément dans la casserole.

 

La fête de Saint Joseph

Les amandes commencent à grossir — les petits Carthaginois les croquent toutes crues, avec leur gaine. C’est la fin du printemps. C’est le premier mai. C’est la Saint Joseph.
— Demain, pas de classe, nous avait prévenus la maîtresse, tout le monde se retrouvera dans la salle des fêtes, en l’honneur du saint patron de notre école. On présentera un film. Il y aura des frais. Vous amènerez 120 millimes chacun. N’oubliez pas.

Comme tous les matins, nous attendons le car scolaire, sur la grand-route, au coin de la rue qui mène aux Ports puniques. Comme tous les matins, ma seconde grande sœur, âgée de huit ans, nous surveille. Son car passera après le nôtre, de l’autre côté de la chaussée, direction Tunis. Comme tous les matins, quelques copines de ma sœur viennent la rejoindre. Comme tous les matins, elles se mettent à jacasser en pouffant de rire. Les grandes filles semblent trouver la vie particulièrement amusante. Puis, l’une d’elles s’aperçoit inévitablement de notre présence.
— Alors, les mioches, on dit plus bonjour?
Attention, il s’agit d’un piège. Si ledit mioche répond simplement « bonjour », il se fait rabrouer :
— Bonjour qui? Bonjour mon chien? lui rétorque-t-on.
D’après les filles, il faut toujours ajouter à son « bonjour », le nom de l’interlocutrice. Mais quand on a cinq ou six ans, on oublie une fois sur deux.
D’ailleurs, pourquoi ajouter leur nom? Ne savent-elles pas que c’est à elles qu’on s’adresse? Et puis, « bonjour mon chien », est-ce qu’on peut confondre une fille avec un chien? Quand même! Les grandes filles manquent singulièrement de logique! Mais avec elles, on risque une pichenette sur l’oreille, une pincette sur le gras de l’avant-bras, voire une dénonciation auprès des parents. Mieux vaut se conformer à leurs caprices. Les grandes filles aiment bien commander aux petits garçons, c’est probablement une loi de la nature à laquelle il convient de se résigner.

Atmosphère particulière dans la cour de l’école, aujourd’hui, pour la fête de Saint Joseph. Rares sont les élèves qui ont déjà vu un film dans leur vie. Les quelques initiés, riches de leur expérience, vantent à qui veut les entendre les merveilles du cinéma. Au milieu de la joyeuse cohue, je croise Sauveur Lupo.
— J’ai les cent-vingt millimes dans mon plumier, claironne-t-il, pourquoi la maîtresse elle nous avait dit qu’il faut les apporter. Et vous, vous les avez apportés, vos cent-vingt millimes?
Dans son langage, le mot « pourquoi » signifie « parce que ».

Les cent-vingt millimes! Catastrophe! J’avais complètement oublié. Je regarde mon cadet, qui reste placide, comme à son habitude. Il y a des fois où il m’énerve. Je retournerais bien à la maison, je crois connaître le chemin, mais il est strictement interdit de quitter l’école avant la cloche.

Si au moins nous pouvions emprunter la somme à un camarade. Mais les petits Carthaginois n’ont pas l’habitude de se promener avec un porte-monnaie. Personne n’a d’argent sur soi, et ceux qui en ont refusent systématiquement de le prêter. D’ailleurs, la cour de l’école se vide déjà, et les réjouissances vont bientôt commencer, dans la salle des fêtes. Il ne reste qu’une dernière solution, c’est que d’autres élèves aient eux aussi oublié leur pécule et se retrouvent aussi embarrassés que nous. Quand ça va mal dans la vie, il vaut mieux être plusieurs. Cependant, nous n’aurons pas cette consolation du nombre, si douce au cœur des malheureux, car la cour est maintenant complètement déserte. Ah, que cette cour paraît, aujourd’hui, vaste et désolée! Nous demeurons là, debout, mon cadet et moi, sans savoir que faire.

Une bonne sœur inconnue vient inspecter la cour, comme elle le fait sans doute chaque matin. Ainsi, parmi toutes les religieuses, il y en a une qui joue le rôle de voiture-balai : on apprend bien des choses quand on est « hors-la-loi ». Car notre cas est réglé, « puisque vous n’avez pas votre argent, vous n’irez pas à la fête », a déclaré la sœur-balai.

On trouve parfois le temps long, quand on est vissé à son banc dans une salle de classe. Mais c’est encore pire quand on reste debout sous un pin parasol, le cartable à la main, en attendant la fin de la matinée.

Soudain, la sœur-balai ressort du bâtiment et s’amène à grands pas.
— Je me suis renseignée. En l’honneur de Saint Joseph, on vous laisse assister au spectacle. Vous apporterez vos cent-vingt millimes demain.
Nous la suivons par la porte de côté, un raccourci que les élèves n’empruntent jamais. Nous passons devant la loge — vide — de sœur Bernadette, la sonneuse de cloche centenaire, ma bienfaitrice.

Toute l’école est entassée dans la salle des fêtes, qui brille de mille couleurs, dans un bruissement joyeux. Les élèves, les religieuses, le concierge, le petit monsieur aux sourcils noirs qui détient les clés du cabanon, tout le monde est là. Il y a même un aumônier et un parent, que l’on a placés à côté de la mère supérieure. On n’attend plus que ma maîtresse, plus connue sous le nom de « Mademoiselle ». La mère supérieure l’a envoyée chercher quelques menus cadeaux.

Mademoiselle se présente enfin dans l’ouverture de la porte. Elle se hâte d’apporter ses trésors, bons points et belles images, à distribuer plus tard en récompenses. Il ne lui reste qu’à descendre les trois marches. Mais voilà qu’elle fait un faux pas, ou bien qu’elle tombe brusquement dans les pommes. Aussitôt, les hommes de l’assistance se précipitent à son secours, à la vitesse de l’éclair. C’est le petit monsieur aux sourcils noirs qui est arrivé le premier. Avant même que la demoiselle se soit complètement écroulée, il l’a reçue dans ses bras courts. Une vraie scène de cinéma, projetée au ralenti.

Au fait, et ce fameux film, le premier film de notre vie? Personnellement, je n’en ai gardé aucun souvenir. Quand je pense à la fête de Saint Joseph, ce sont la cornette noire de la sœur-balai et les bras tendus du petit Monsieur qui me reviennent d’emblée à l’esprit.