Coïncidences extraordinaires et autres aventures vécues

Le tonton de la Toulousaine

13 juillet 2000. Ma nièce Luce, de Toulouse, est en route pour le Canada, en compagnie de son amie Sonia Reboul. Leur baccalauréat réussi avec éclat, ces deux jeunes filles ont décidé d’aller perfectionner leur anglais, quelque part en Amérique. À Ottawa, précisément. À quelques kilomètres de chez moi, donc. Leur voyage se fera en deux étapes : Toulouse-Montréal (par avion) et Montréal-Ottawa (par l’autobus d’Air France).

Mon auguste frère aîné, le père de Luce, m’a demandé d’héberger les deux bachelières pendant trois jours, avant de les expédier dans leur famille d’accueil, de l’autre côté de la frontière. Puis il s’est ravisé à la dernière minute : la copine Sonia, dont la mère est d’origine cantonaise, passera ces trois jours chez son « tonton d’Ottawa ».
— Eh oui, m’explique mon auguste frère, comme tous les gens qui ont des ancêtres cantonais, Sonia possède un oncle dans les principales métropoles du monde.

Tout est prêt pour réceptionner ma nièce : heure d’arrivée (rectifiée plusieurs fois), photo de ladite nièce (que je n’ai pas vue depuis ses 5 ans) et lieu précis de la réception du colis (ne serait-ce pas le terminus des autocars, par hasard? Non, mon frère est formel, sa fille arrivera à l’aéroport d’Ottawa, sûr et certain!)

Comme je le craignais, l’autobus d’Air France en provenance de Montréal a débarqué les deux Toulousaines à la gare d’autobus et non à l’aéroport d’Ottawa… où je me trouve à l’heure prévue. Je fonce alors vers la gare d’autobus, distante d’une dizaine de kilomètres, mais j’arrive trop tard. J’ai beau arpenter le terminus en long et en large, pas la moindre trace de ma nièce.

Après ce long périple, je rentre donc bredouille à la maison… où, à ma grande stupéfaction, je retrouve ma nièce Luce et sa valise en train de discuter tranquillement avec ma femme et mes enfants.
— Par quel miracle es-tu arrivée chez nous?
— Le tonton cantonais de mon amie Sonia nous attendait à la gare routière. Je lui ai donné ton adresse et il m’a déposée en passant.

Demain matin, Luce appellera sa compatriote Sonia, et toutes deux partiront ensemble à la découverte du Nouveau Monde. Seulement, voilà, avec toute cette bousculade, Luce a oublié, dans la voiture du tonton, le numéro de téléphone lui permettant de joindre Sonia!

Ottawa compte près d’un million d’habitants. Comment retrouver ce tonton inconnu dans une telle ville?
— Comme premier indice, m’explique ma nièce, nous savons déjà que son nom commencerait par un « T ».
Je tends l’annuaire à la chère demoiselle pour la convaincre que l’information est maigre (et probablement fausse). Des dizaines de pages de « T » dans le bottin, Cantonais ou pas Cantonais.
— Quoi d’autre?
— Il s’appelle Hervé. Une petite fille de 4 ou 5 ans l’accompagnait, la sœur cadette étant restée à la maison.

En conduisant Luce chez moi, le sieur Hervé a même précisé qu’il ne faisait pas un gros détour. Voilà qui réduit considérablement le champ de nos investigations. Ce jeune papa demeure donc, non pas à Ottawa, mais au Québec, dans notre secteur de la ville, le secteur Hull. Un jeune papa d’origine cantonaise, francophone, et père de deux petites filles. Je réfléchis quelques secondes et… ça clique dans mon cerveau :
— Chère nièce, ne te fais pas de soucis. D’après moi, on aura rejoint ta Sonia dans moins de cinq minutes.

Pour comprendre ce qui va maintenant se produire, il nous faut retourner quelques années en arrière…

1973 : Je rends visite à ma soeur et à sa famille, installées à l’île Maurice pour deux ans. Merveilleux pays, où, malgré un siècle et demi de domination anglaise, la langue de choix demeure le français. Comme dans toutes les îles de l’Océan indien et du Pacifique, on y trouve une communauté chinoise, petite mais prospère, principalement des Hakkas et des Cantonais expatriés depuis plusieurs générations. Et la plupart d’entre eux, en tant que chrétiens, portent des prénoms français.

1975 : Dans mon cours de pédagogie à l’Université du Québec, je fais équipe avec une Française d’origine chinoise née à Madagascar, baignée, comme l’île Maurice, par l’Océan indien.

1977 : Au Cégep de Hull, où je viens d’être embauché, je fais la rencontre d’un certain Philippe Ah-Hee, un garçon d’origine chinoise, vêtu d’un éternel sarrau blanc, qui travaille au laboratoire de chimie. Dans sa voix, un léger soupçon d’accent créole. En effet, me confie le collègue Ah-Hee, je suis né à l’île Maurice. Comme j’ai gardé un très bon souvenir de cette île extraordinaire, je sympathise aussitôt avec lui.

1978-1999 : Je croise le sieur Ah-Hee deux ou trois fois par an dans les corridors, et nous ne manquons pas de nous saluer chaleureusement. Un jour, même, je le rencontre en compagnie de sa femme, qui n’est autre que… mon ancienne équipière du cours de pédagogie susnommé, à l’Université du Québec. Le monde est petit, n’est-ce pas? Mais ce n’est pas tout!

Les années passent. L’an 2000 arrive. Ma nièce toulousaine, qui vient donc de débarquer chez moi, à Hull, se morfond d’avoir égaré le numéro de téléphone de sa copine de voyage.

Comment retrouver le tonton cantonais de la copine? En principe, je connais, directement ou indirectement, les rares Chinois continentaux installés à Hull, ceux qui parlent le mandarin, mais pas les Chinois d’outremer, d’ailleurs très peu nombreux du côté québécois. Or, notre homme, en tant que Cantonais, fait manifestement partie de cette dernière catégorie, d’autant plus qu’il possède un prénom français.
— Le tonton Hervé vient peut-être du Viêtnam, qu’en penses-tu, Luce?
— Non, il serait plutôt originaire de Madagascar ou des environs.
Ma nièce est non seulement futée, mais fortiche en géographie!

Ah! Tiens! Ça me fait penser à mon collègue mauricien Philippe Ah-hee. Si je lui demandais conseil? Philippe/Hervé, Maurice/Madagascar, Hull/Hull, Cantonais/Cantonais, ça fait pas mal de coïncidences…

Avec un patronyme comme le sien, je n’ai aucune peine à trouver le numéro de Philippe Ah-hee dans l’annuaire.

— Allô… Allô, Philippe? Dis-moi, connaîtrais-tu un certain Hervé, d’origine cantonaise, qui a probablement habité à l’île Maurice? Non? Alors peut-être la Réunion. Non plus? Et Madagascar?
— Ça dépend, me répond Philippe plus intrigué que méfiant. Des Hervé de Madagascar, j’en connais deux (il s’agit en réalité du père et du fils). Mais peux-tu me donner d’autres détails?
Je lui fournis tous les indices.
— Bon, conclut-il calmement, ce doit être mon neveu, du côté de ma femme. Prends un crayon, je vais te passer son numéro de téléphone.
Son neveu! Pas moins!

La femme de Philippe, ma collègue d’université, avait une sœur. Et cette sœur avait un fils, nommé Hervé, jeune père de famille demeurant à Hull. Hervé! C’était sûrement notre homme!

C’est ainsi que je me suis retrouvé, au bout du fil, en train de prier un certain monsieur Hervé Leung-Thak de bien vouloir me passer mademoiselle Sonia Reboul. Mon interlocuteur resta d’abord sans voix. « Ma nièce de Toulouse, se disait-il, vient à peine d’arriver chez moi suite à un arrangement de dernière minute, et voilà déjà qu’un gars du coin, un parfait inconnu, l’appelle au téléphone! »

Les voies du destin sont impénétrables!

Si le mari de ma soeur n’avait pas été nommé à l’île Maurice autour de 1973; si on ne m’avait pas contraint, par une erreur ministérielle, à m’inscrire à ce programme de pédagogie en 1975 à l’Université du Québec; si, à cause d’une autre erreur ministérielle, je n’étais pas allé me faire embaucher en 1977 au Cégep de Hull où travaillait le sieur Ah-hee, eh bien, ma nièce Luce n’aurait jamais retrouvé sa copine Sonia. Comme quoi, les événements les plus obscurs et les plus disparates peuvent se réunir, après des lustres, pour modifier le cours d’une existence.

(2000)