Coïncidences extraordinaires et autres aventures vécues

Ma cousine du bout du monde

Quatre poignées de main

Entre chacun d’entre nous et les grands de ce monde, il n’y a paraît-il que quatre ou cinq poignées de main. La chose est moins étonnante qu’il n’y paraît. Le curé de la paroisse, qui connaît toute votre famille, connaît aussi l’évêque du coin, qui connaît un cardinal, qui connaît le pape, qui a lui-même rencontré la reine d’Angleterre. Le directeur de votre école a déjà serré la pince à un quelconque ministre, qui fut un jour présenté au fils d’un potentat étranger, lequel avait été reçu dans sa jeunesse par le général de Gaulle. Bref, c’est la théorie de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Quatre ou cinq poignées de main!

Mais si je vous disais qu’entre moi-même et le pur inconnu qui, en 1975, occupait le pupitre voisin du mien, dans la boîte où je venais d’être embauché, il n’existait qu’une seule poignée de main? Moi, un jeune blanc-bec né à Carthage, à peine débarqué au Québec après avoir été l’élève des bonnes sœurs de l’Iowa. Lui, un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix, un certain Peter, né en Allemagne pendant la Dernière Guerre, mon mentor, mon grand frère en quelque sorte.

Peter resta mon collègue de travail pendant 18 mois. Je l’avais accompagné sur les piquets de grève comme dans ses randonnées au cœur de la forêt boréale. Un homme intrépide et infatigable, bourru avec les froussards, intransigeant avec les hypocrites, généreux envers les braves. Tout ce que je savais de lui, c’est qu’à 18 ans il avait quitté son pays natal pour faire le tour de la Laponie à pied, avant de se fixer à Strasbourg afin de s’inscrire à l’université locale. Il y avait rencontré une certaine Monique, étudiante étrangère originaire de l’Outaouais. Lorsqu’ils eurent tous deux obtenu leur diplôme, il l’épousa et la suivit dans sa patrie d’origine.

À la faculté des Lettres de Strasbourg, Monique s’était aussi liée d’amitié avec une Française, une certaine Marie-Colette, étudiante en français, latin et grec. Son alter ego, sa sœur pour ainsi dire.

Après avoir quitté mon premier emploi, je continuai d’accompagner Peter sur telle rivière envahie par les castors ou dans telle forêt de sapins centenaires. Puis nous nous étions perdus de vue.

Dix ans passèrent.

Un jour, le téléphone sonna. Je reconnus immédiatement mon ancien collègue. Peter avait conservé un reste d’accent allemand qui, combiné à sa voix grave, lui donnait un chic indéfinissable. Je voulus prendre des nouvelles de sa santé et de sa famille, comme il se doit, mais Peter, pressé d’entreprendre l’étrange monologue qui va suivre, m’empêcha de placer un mot.

— Tu t’appelles bien Renaud, n’est-ce pas? Et tu es né à Carthage.
Rien de bien sorcier. Où veut-il en venir?
— Ton grand-père habitait à La Marsa, au bord de la mer, en Tunisie.
En effet, comment le sait-il? Et qui a entendu parler de ce trou perdu!
— Il a épousé une Italienne, dont il était très amoureux.
Étrange, étrange. Où a-t-il déterré ces détails?
— Ton propre père est mort à tel endroit, dans telles circonstances…

Personne, dans ce pays, ne connaît mon passé, si ce n’est ma femme. Or, ma femme, qui se trouve à mes côtés, semble aussi étonnée que moi.

Au bout du fil, Peter continue de réciter ma biographie. Mais je commence à percevoir, en bruit de fond, les protestations d’une dame à l’accent français :
— Voyons, Peter, raccroche! Ta blague a assez duré!
Mais Peter ne raccroche pas. Il finit par conclure, triomphalement par :
— Ne quitte pas, je te passe ta cousine Marie-Colette!

Marie-Colette, tout à fait incrédule, prend néanmoins le combiné pour s’excuser auprès de moi de ce qu’elle prend encore pour une mauvaise plaisanterie.

Au fait, j’ai vraiment une cousine qui s’appelle Marie-Colette, que je rencontrais autrefois à la Marsa, chez le grand-père amoureux et la grand-mère italienne. Je devais avoir quatre ou cinq ans, à l’époque. Et Peter, qui vient de nous réunir, ne s’est pas trompé.

Mais revenons quelques minutes en arrière. Marie-Colette, après toutes ces années de séparation, a fini par se rendre dans l’Outaouais, chez sa meilleure amie Monique. On discute à bâtons rompus, joyeusement. On évoque le passé, l’université de Strasbourg, l’enfance, l’Allemagne dévastée après la guerre, la maison accueillante de grand-père « Marsa », avec sa ribambelle de petits enfants.
— Au fait! s’exclame soudain Marie-Colette. J’ai un de mes cousins qui est venu habiter au Canada. J’aurais dû me renseigner avant de partir, nous aurions pu nous revoir.
— À quel endroit s’est-il installé? demande Monique. C’est grand le Canada!
— Ça, je n’en ai aucune idée. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il a sept ou huit ans de moins que moi et qu’il s’appelle Renaud.
C’est là qu’intervient Peter, qui suivait la conversation d’une oreille distraite :
— Dans ce cas, nous allons tout de suite lui téléphoner!

Rares sont les prénommés Renaud vivant sur notre planète. Encore plus rares les prénommés Renaud ayant sept ou huit ans de moins que Marie-Colette et nés en Tunisie.

Il ne reste plus à Peter qu’à consulter le bottin, taper mon numéro de téléphone, puis me soumettre à un interrogatoire en règle sur mon enfance afin de dissiper ses derniers doutes.

C’est ainsi que j’ai retrouvé ma cousine Marie-Colette, à 10 000 kilomètres de notre terre natale et après trente ans de séparation.

Lorsque j’avais rencontré Peter pour la première fois, dans ce petit bureau où nous étions voisins, j’ignorais encore qu’entre lui et moi, il n’y avait qu’une seule poignée de main : celle de ma chère cousine de la Marsa.

(1988)