6. LA VILLA BEAULIEU À SALAMMBÔ

 

La Banque Norbertienne
La confession

La Banque Norbertienne

Mes parents, toujours au fait des méthodes d’éducation modernes, décidèrent un jour de nous distribuer de l’argent de poche. Ma foi, je n’y aurais jamais pensé tout seul. De l’argent de poche? Pour quoi faire? Pêcher des crabes, jouer à la guerre de 14-18, faire des sorbets au citron en revenant de l’école, tout ça ne coûtait rien. La couturière taillait et cousait nos vêtements, mon père payait le livreur de charbon, ma mère faisait frire les soles : nous étions blanchis, chauffés et nourris sans débourser un sou. Alors l’argent, dans tout ça? Disons que l’argent est quelque chose dont on peut parfaitement se passer tant qu’on en ignore l’existence, et qui devient indispensable par la suite.

De leur côté, les trois « grands » de la famille, riches de leur longue expérience de la vie, considéraient la formule de l’argent de poche comme un droit naturel et universel. Mon grand frère, particulièrement, voyait dans l’argent la clé de la liberté. Un jour que, par malheur, mon père avait laissé traîner quelques gros billets de dix dinars, mon grand frère s’en empara lestement, et prit aussitôt la clé des champs pour s’enfuir à l’autre bout du pays.

Ce fut une dame de nos connaissances qui vendit la mèche, alors que j’accompagnais ma mère chez le Djerbien, pour porter ses couffins. Comme nous sortions de la petite boutique, cette dame nous arrêta, jeta un regard à droite et à gauche pour vérifier que nous étions seuls, et lança imprudemment à ma mère : « Alors, il paraît que votre grand fils a fait des bêtises? »

Ma pauvre mère, d’autant plus honteuse que j’assistais à la scène, eut vite fait de détourner la conversation et de se débarrasser de la dame importune, avec une sécheresse dont elle n’était pas coutumière. Pour ma part, je n’attachai pas trop d’importance aux révélations de la dame. Mon frère? Faire des bêtises? C’est pratiquement impossible, puisqu’il est absent. Ça fait au moins trois jours qu’on ne le voit plus à la maison.

J’aurais vite oublié cette affaire, mais, que voulez-vous, quand on a deux grandes sœurs, l’information circule. On finit par tout savoir, même si on n’a rien demandé. J’appris que mon grand frère avait fait une « fugue », mot nouveau, quelque peu obscur, et légèrement angoissant.

Les choses finirent par rentrer dans l’ordre. Mon grand frère, une fois ses « économies » épuisées, avait probablement pris contact avec mes parents, afin de se faire rapatrier de Sousse, de Sfax ou de toute autre ville lointaine de cette planète.

Mes parents redoublèrent de prudence dans la gestion de leur argent liquide et mon auguste grand frère se vit obligé d’user d’un autre stratagème. Malgré l’embargo médiatique total décrété par les autorités paternelles, l’une des péripéties de l’escapade suivante finit par parvenir à mes oreilles. Selon ma sœur aînée, mon grand frère, cherchant à financer un nouveau voyage, avait commis le sacrilège de vendre, au marché noir et pour un prix dérisoire, la vénérable et fidèle Moïse qui traînait dans un coin du garage.

Or, ma mère éprouvait un attachement profond pour Moïse, cette vieille bécane de jeune fille, qui l’avait transportée tout au long de la guerre. Ma mère se rendait alors chaque jour à Tunis, en compagnie d’une collègue, d’abord pour aller au travail, puis, lors de l’arrivée imminente des libérateurs américains, pour soigner les victimes innombrables — et civiles — des bombardements préventifs auxquels ces libérateurs étaient accoutumés. Un jour que les deux jeunes filles passaient à proximité de l’aérodrome de La Ouina, situé à mi-chemin entre Tunis et Carthage, les obus se mirent inopinément à pleuvoir autour d’elles. Sur cette route de rase-campagne, au bord de la lagune, pas le moindre abri. C’est alors que surgirent deux motards de l’armée allemande, qui prirent immédiatement la mesure du danger. Ils s’approchèrent à la hauteur de nos demoiselles pour leur donner la main, et les entraîner au plus vite hors de la zone bombardée, sans échanger une parole. Sitôt le danger écarté, ces deux garçons de bonne famille relâchèrent leur prise et s’éloignèrent promptement en saluant d’un geste les deux rescapées. Le destin tient parfois à un fil. Qui sait si, sans la galanterie imprévue de ces ennemis héréditaires, je serais aujourd’hui de ce monde.

Ingratitude des gens envers les objets. Après le mariage de ma mère, et l’acquisition d’une première automobile familiale, la vieille Moïse fut remisée pendant de longues années dans un coin noir du garage de mon grand-père. Pour ajouter l’insulte à l’injure, mon grand frère l’avait finalement vendue à de purs inconnus, et, comble de l’humiliation, pour une bouchée de pain!

Après la disparition de Moïse, le garage ne renfermait plus que des objets hétéroclites : un phonographe, une boîte d’aiguilles en forme de clous destinées à ce même phonographe, une collection de 78 tours que mon grand frère utilisait comme soucoupes volantes, deux fourrures de renards borgnes sentant la naphtaline, un paquet de lettres d’Indochine dûment affranchies, et un jeu de Monopoly incomplet. En somme, pas le moindre objet possédant une quelconque valeur commerciale.

Se voyant privé de toutes ses sources de revenus habituels, mon grand frère, dont les besoins financiers dépassaient largement les nôtres, n’eut d’autre expédient que de se rabattre sur ma tirelire et sur celle de mon cadet. Comme le dit si bien l’adage carthaginois : « Faute de billets, on mange des pièces ».

Nous possédions justement, mon cadet et moi, des tirelires en forme de bidons d’huile à moteur, cadeau de la station-service Esso des Thermes d’Antonin. Ces tirelires restèrent vides longtemps, jusqu’à la géniale innovation de la banque centrale de Tunisie, qui consistait à mettre en circulation une nouvelle monnaie. Ma mère, en revenant du marché se débarrassait volontiers des petites pièces, celles de 5, 10 ou 20 millimes : « Pour vos tirelires, disait-elle ». Soit qu’elle ne considérât pas ces nouvelles pièces, trop brillantes et trop insolites, comme de la véritable monnaie, soit qu’elle fût tout simplement d’une nature particulièrement généreuse.

Lorsque la distribution systématique de l’argent de poche fut instaurée dans notre famille, les tirelires Esso s’alourdirent de plus belle. Or, « quand le grenadier voit mûrir ses fruits, le chapardeur l’escalade sans bruit » (autre proverbe carthaginois). Les tirelires étaient opaques, mais pas muettes. Il suffisait à leur propriétaire légitime de bien les secouer pour se rendre à l’évidence : un habile voleur avait réussi à les délester de quelques pièces de cent millimes, en élargissant subrepticement leur fente en fer blanc. Bientôt, les accusations se multiplièrent. Certaines pièces simplement égarées furent même décrétées volées. Sans que son nom soit prononcé, mon grand frère se vit accusé à la fois de crimes qu’il avait commis et de crimes qui n’en étaient pas.

Mon père considérait le vol intrafamilial comme une chose absolument inconcevable, ce qui démontrait chez lui une certaine méconnaissance de la société moderne, aussi fut-il fort chagriné de tous ces incidents. Or, par un beau dimanche, alors que, depuis son banc de la cathédrale de Carthage, il priait humblement le Ciel pour que ses enfants fussent honnêtes, il reçut une géniale révélation.

Le lendemain, mon père revenait du bureau avec une série de petits carnets dont les pages étaient divisées en cinq colonnes, avec des entêtes tapés à la machine à écrire : Date, Débit, Crédit, Solde, Signature. Mon père Norbert venait d’inventer la Banque Norbertienne!

Désormais, notre argent de poche nous était versé sous forme scripturale. Chaque dimanche, mon père inscrivait le montant de notre allocation, établie selon notre rang. L’aînée touchait 300 millimes, mon grand frère 200, ma seconde grande sœur 100, mon cadet et moi, toujours traités par lot, recevions 50 millimes, et ma petite sœur, une adorable gamine de 5 ans aux longs cheveux blonds, se voyait allouer 20 millimes. Nous pouvions obtenir de l’argent liquide sur demande, en nous présentant simplement devant le banquier. Plus de vols, mais quelques nouveaux inconvénients. Que faire lorsque le banquier était parti à son bureau et qu’on avait un besoin pressant d’argent? Par ailleurs, lorsque la somme était conséquente, le banquier ne manquait pas de nous cuisiner. « Quoi? 500 millimes d’un coup? Mais qu’est-ce que tu vas faire avec tout ça? » Généralement, il suffisait de répondre qu’on avait l’intention d’acheter un livre. Le banquier, qui avait la mémoire courte, ne se préoccupait guère de vérifier.

Mon grand frère, plutôt méfiant envers le système bancaire, avait pour principe de convertir, chaque dimanche, son salaire en espèces sonnantes et trébuchantes. Mon cadet, peu porté sur la consommation et économe de nature, laissait son magot s’accumuler, ce qui lui causa quelque désagrément le jour où la Banque Norbertienne fut dissoute. Quant à ma petite sœur, qui venait à peine d’apprendre à lire et à écrire, elle eut l’idée saugrenue de remplir elle-même son carnet, ajoutant, de ses mains menues, une colonne complète de crédits au montant de 20 millimes. Hélas pour la pauvre petite, le banquier découvrit le pot aux roses dès le dimanche suivant et, scandalisé, il décida de remettre son compte à zéro et de suspendre temporairement son allocation!

Quelques années plus tard, nous prenions le chemin de l’exil. Adieu les maisons aux murs blancs découpés sur un ciel outremer. Adieu les millions d’étoiles dans la nuit silencieuse, caressées par la brise de mer. Adieu l’insouciance matérielle. Tout se monnayait dans ce nouveau pays où nous avions échoué. Pressentant une crise financière prochaine, je pris bien soin de liquider mon compte, en quatre ou cinq versements prudemment espacés de quelques semaines. Et bientôt, nos livrets cessèrent d’être convertibles. Le plus raisonnable de nous tous, le plus économe, le plus désintéressé, c’est-à-dire mon cadet, y laissa toute sa fortune. La Banque Norbertienne avait vécu.

 

La confession

[Le vol de 150 F dans la tirelire de la grande fête avec procession, en tordant un peu la fente et en secouant la tirelire à l’envers. Mes parents étaient si honnêtes qu’il n’avaient jamais imaginé qu’un enfant puisse voler. ]

La confession hebdomadaire, c’est un peu comme le bain quotidien. On ne s’y rend qu’à reculons, lorsque les injonctions de nos maîtres se font décidément trop pressantes pour qu’il vaille la peine de continuer à résister. En fin de compte, on s’en tire quand même assez bien, avec environ un bain quotidien par semaine et une confesse hebdomadaire par mois. Le résultat est à peu près le même dans les deux cas : on sort de là tout propre. Or, l’avantage d’être propre, c’est qu’on peut alors se salir impunément, pendant un certain temps, sans qu’il n’y paraisse.

Mon confesseur préféré était un très vieux Père blanc, affublé d’une longue barbe de la même couleur, affable, indulgent et dur d’oreille : le père Châles. Il fut, dans les années 1920, vicaire du père Delattre, qu’il assistait dans les fouilles et la mise en valeur des sites chrétiens de la Carthage romaine. On voyait parfois le père Châles déboucher d’une cour latérale de la cathédrale dans son bolide pétaradant : une moto à trois roues munie d’un compartiment spécial, qui lui permettait de loger sa jambe de bois. Et le bonhomme dévalait la colline de Carthage à toute blinde, comme s’il avait soudain oublié qu’il était presque centenaire.

Ma mère disait d’ailleurs avoir connu le père Châles lorsqu’elle était encore jeune fille. « C’est justement lui qui a converti ma grand-mère Rosyne sur son lit de mort, se souvenait-elle, et il avait peut-être déjà près de cent ans à cette époque ». Ah! Tiens! Voilà une histoire intéressante, raconte-nous, maman. Mais impossible d’en savoir davantage! Ma mère, ardente partisane, comme la plupart de ses congénères, de la sauvegarde des secrets de famille, se rabattait sur d’autres péripéties entourant le trépas de notre mystérieuse aïeule. « Ça se passait pendant la guerre et la grand-mère Rosyne, qui possédait un appartement à Tunis, avait pris pension chez nous. Un jour, pendant le déjeuner, au moment de servir le fromage, je m’aperçus que ma grand-mère avait cessé de mâcher sa salade, dont une feuille dépassait encore de sa bouche. Elle était morte, à l’âge vénérable de 97 ans. »

L’entière vérité, je ne l’appris que beaucoup plus tard. Rosyne, à demi paralysée par une attaque d’apoplexie, avait demandé de retourner mourir chez elle, rue de Serbie, à Tunis. Or Rosyne, née à Constantine de parents juifs allemands convertis, était protestante. Et, pour compliquer encore les choses, son fils, mon grand-père, était un fervent catholique, car il avait été élevé par les Pères blancs de Carthage, à qui il vouait une reconnaissance éternelle. C’est là que le père Châles entre en scène, si j’en crois le témoignage tardif d’un membre de ma famille.

Alerté par on ne sait qui du décès imminent de notre aïeule, le père Châles, infatigable, fonce à tombeau ouvert vers Tunis, sur son inimitable moto à trois roues, Tunis n’étant distant de Carthage que d’une quinzaine de kilomètres, le voilà bientôt rue de Serbie, dans l’appartement de Rosyne, face au jardin des sœurs de Sion. À peine a-t-il donné l’extrême-onction que la vieille dame pousse son dernier soupir.

Or, en sortant sur le palier, le père Châles entend soudain le pasteur de Tunis grommeler dans la cage d’escalier, tout essoufflé par sa course. Trop tard. Le parpaillot vient d’être coiffé sur le poteau. On a beau être protestant et pasteur, on est aussi français, que diable! Pendant que le protestant finissait tranquillement son sacro-saint déjeuner arrosé d’un bon rosé, le catholique avait réussi à lui voler une âme de son maigre troupeau. Dépité, le pasteur déclama sur-le-champ l’éloge funèbre de Rosyne en résumant ainsi, de façon laconique, un siècle de vie : « Elle est née juive, elle a vécu protestante, et elle est morte catholique! »

Cependant, la roue de l’existence tourne impitoyablement. Rosyne reposait déjà depuis vingt ans dans le petit cimetière catholique situé près du Cirque de Carthage, quand, jeunes garçons débordant de vitalité et ignorant tout de l’existence de cette aïeule, nous montions vers la cathédrale pour nous confesser. Puis les décennies ont continué à se succéder. Aujourd’hui, une vieille chaîne et un cadenas rouillés ferment en permanence la grille de ce cimetière, qui, tapi entre ses murs de pierre dorée et ses cyprès centenaires, se confond déjà avec les ruines de la cité antique. Lieu irréel sur lequel ne plane que l’oubli.

Mais revenons à ces fameuses confessions. Avant d’arriver à la cathédrale, nous faisions un petit détour sur les ruines de Byrsa, où nous pouvions jouer à la bataille de Trasimène, ou au combat entre Don Rodrigue et le comte Machin. Puis, il fallait passer aux choses sérieuses et rentrer dans l’église. Les garçons les plus téméraires choisissaient le premier confesseur venu. Quant à moi, j’allais systématiquement m’installer devant le confessionnal du populaire père Châles, quitte à faire la queue si nécessaire.

Le confessionnal est un appareil extraordinaire, un de ces multiples trésors que les générations précédentes nous ont légués, au même titre que l’imprimerie, la dynamo de bicyclette et la chaloupe à rames. Aussitôt le rideau refermé, on se retrouve coupé de ce bas monde et de ses futiles agitations. On reste là, dans l’obscurité, agenouillé à nu sur une planche de bois, serein, sans penser à rien, bercé par le murmure indéfinissable du prêtre et par les chuchotements de son autre client, sur le côté opposé de la guérite. Puis, après un moment d’une longueur indéfinissable, le grondement sourd et lointain de l’autre guichet qui se referme, puis l’intérieur du confessionnal qui grince. Soudain, le prêtre fait glisser bruyamment la herse qui nous sépare de lui, et voilà que ses babines s’approchent de la grille, à quelques centimètres à peine de nos yeux.

Les premières formalités de la confession sont relativement simples et toujours familières. Même en pays étranger ou devant un prêtre inconnu, on se sent d’emblée chez soi. Il suffit de laisser le bonhomme débiter ses formules mystérieuses et apaisantes, de réciter notre acte de contrition sans trop bafouiller, et nous voilà prêts pour la portion personnalisée de la cérémonie. Avec un confesseur sévère, il revient au client d’avouer lui-même ses péchés. Et quand on est un garçon de dix ou onze ans, on n’a guère l’occasion de commettre des péchés intéressants. En cherchant bien… voyons voir… je me suis disputé avec mon frère… j’ai été gourmand… et c’est à peu près tout. Le confesseur sérieux paraît invariablement déçu et s’empresse de nous donner l’absolution pour passer à un pécheur plus solide.

Avec le père Châles, c’est plus simple, il nous propose une liste de péchés, et on se contente d’identifier les éléments qui nous concernent. C’est comme pour les examens à choix multiple. Pas la peine de se creuser la tête ni de se livrer à des confidences gênantes.
— Mon fils, avez-vous eu de vilaines pensées?
De vilaines pensées? Certes, on en a toujours. En général, on peut répondre oui.
— C’est bien mon enfant, continuez.
Réponse que le client interprètera comme il le voudra bien.
— Mon fils, avez-vous eu de vilains gestes?
De vilains gestes? Sans doute, mais, par prudence, il vaut mieux dire non une fois sur deux.
— C’est bien mon enfant, continuez.
Quelques secondes de silence, pour donner une chance au coureur, et le père de continuer à égrener son chapelet de péchés.
— Mon fils, avez-vous fait des actes impurs?
Des actes impurs? Que veut-il dire par là? Qu’est-ce qu’un acte impur, en somme? Toucher un rat crevé avec son doigt? Marcher avec un escargot écrasé sous sa semelle? Rien n’est moins sûr, mais allez, zou, on peut dire oui de temps en temps, cela semble faire plaisir à l’aimable patriarche.
— C’est bien mon enfant, continuez.

Une petite ritournelle en latin et le prêtre nous renvoie avec, dans l’ordre, un Notre-Père suivi de deux ou trois Je-vous-salue-Marie… avec un supplément de 50 % dans le cas des confesseurs plus sévères. Le guichet se referme, et nous voilà replongés dans le monde bien réel de la vie quotidienne. De l’extérieur, les confessionnaux retrouvent un aspect profane. Étrangement, on n’en trouve jamais deux tout à fait semblables. À chacun son odeur, son essence, son artisan. Les uns ont été fabriqués avant la Deuxième Guerre, les autres avant la Première, ou même du temps du cardinal Lavigerie… le cardinal Lavigerie dont la calotte est suspendue à la voûte de la Cathédrale… la voûte de la Cathédrale, qui paraît encore plus haute que le ciel lui-même.

Aujourd’hui, les fabricants de confessionnaux sont chômeurs ou trépassés. Les chalands se rendent désormais chez Ikea, pour se procurer des meubles en bois qui ne sentent pas le bois et qui sont destinés à égrener leurs jours monotones dans des appartements bas de plafonds.

Mais les enfants grandissent, et ce qu’ils gagnent en sagesse, ils le perdent en mysticisme. Ce fut bientôt le jour de ma dernière confession.

Un après-midi, alors je me trouvais dans le couloir qui mène de la salle à manger à la cuisine, mon regard se tourna vers la soi-disant crédence Louis XV de grand-mère, sur laquelle trônait le bocal de mes souris blanches. Bocal dont les pensionnaires, cadeau d’un Père blanc du bled, s’étaient d’ailleurs récemment évadées. Or, au pied de ce bocal magique en forme de tonneau de verre, traînaient quelques exemplaires de L’Anneau d’or, revue catholique à laquelle mes parents étaient abonnés. Après avoir longuement soupiré sur la navrante et mystérieuse disparition des souris blanches, à laquelle mon grand frère n’était peut-être pas étranger, je commençai à feuilleter les articles de cette pieuse publication. La suite prouvera qu’il est dangereux de laisser n’importe quelle lecture à la portée des enfants.

En parcourant l’un de ces articles, je me rendis compte, avec angoisse et stupéfaction, que j’étais en état de péché mortel depuis plusieurs années, pour avoir maudit secrètement mes parents, et que toutes mes confessions faites dans l’intervalle étaient nulles et non avenues. L’article spécifiait bien que, pour me mettre en règle, il me fallait recommencer toutes ces confessions, sans exception.

Je jugeai la tâche insurmontable, à cause non seulement de son ampleur, mais aussi de la gêne cruelle qu’elle allait causer au garçon timide que j’étais. Et même en réunissant toutes les exigences requises, la réussite n’était nullement garantie, car je pouvais fort bien oublier un détail essentiel, qui rendrait caducs tous mes efforts. Si Dieu existe, il est omniscient, n’est-ce pas? Et aucune duperie, même involontaire, ne peut échapper à son châtiment.

Que faire? Mon dilemme était encore plus embarrassant que celui de Don Rodrigue. Ne possédant ni le confident attitré, ni le courage légendaire dont sont affublés les héros de Corneille, je devais résoudre le problème sans le secours du Ciel ni des hommes. Après avoir longuement pesé le pour et le contre, j’optai pour la voie de la facilité : je décidai donc, à l’âge de douze ans, de parier sur la non-existence de Dieu et je pris le parti d’abandonner la foi chrétienne. Ce fut mon pari pascalien. Toutefois, instruit par les mésaventures des premiers martyrs, Carthaginois ou autres, j’eus bien soin de n’en parler à personne.

Après avoir adopté cette décision historique, mon regard se tourna vers la fenêtre du couloir devant laquelle je me trouvais. À travers la grille de fer forgé, fraichement repeinte de bleu, de ce bleu profond comme le ciel de la Tunisie, j’apercevais la cathédrale de Carthage, perchée sur son acropole, à un kilomètre de là. Immobile, silencieuse. Peut-être ne serait-elle un jour que l’ombre d’elle-même, comme le vieux cimetière de notre aïeule Rosyne.

J’avais désormais cessé de croire en Dieu, non sans quelque nostalgie mais avec un certain soulagement.