4. LA RUE SANS-NOM DE CARTHAGE

La veine coupée
Sa Majesté, mon père
Miracle à La Marsa
Ma mère avait aussi une mère
Le raisonneur

La veine coupée

Longtemps, la rumeur familiale m’avait rendu coupable d’un acte qui faillit coûter la vie à mon grand frère. J’avais cinq ou six ans, et lui, le double. Nous jouions paisiblement dans le jardin, mon cadet et moi-même, lorsque mon grand frère, que l’oisiveté conduisait en ces lieux, décida, du haut de son génie créatif, de tirer parti de la situation. Il imagina donc un jeu passionnant, qui consistait à provoquer un banal incident susceptible de dégénérer en guerre ouverte.

Après s’être assuré de l’absence de toute force d’interposition, mon père étant parti au bureau avec l’auto, et ma mère se trouvant en grande conversation avec Madame Matz dans la cuisine, mon grand frère déclencha une première escarmouche. Dans ce pays carthaginois où l’herbe ne pousse que six mois par an, les allées de jardins, entre deux plates-bandes, étaient souvent tapissées de gravier. Autant dire que pour un belligérant retranché dans ces lieux stratégiques, ce qui était le cas de mon grand frère ce jour-là, la provision de munitions était inépuisable.

Mon grand frère, habilement camouflé derrière le tronc d’un lilas, commença par des tirs dispersés, visant tantôt nos autos miniatures, tantôt nos mollets découverts. Lorsqu’on le dérange, l’enfant qui s’adonne passionnément à ses activités ludiques se montre généralement pondéré et optimiste. Il estime, dans un premier temps, que le fabuleux plaisir du jeu l’emportera sur les minimes désagréments causés par l’agression. Il s’imagine, de surcroit, qu’il suffit de reculer pour se mettre hors de portée de l’ennemi.

Je me contente donc de ramasser mes jouets et de m’installer un peu plus loin. Mon cadet, qui fait profession de pacifiste depuis son plus jeune âge, juge inutile de me suivre. Mon Napoléon de grand frère vient donc d’accomplir une première victoire tactique, puis qu’il a réussi à désunir l’armée opposée. Négligeant le maillon faible, c’est-à-dire mon blondin de cadet, l’attaquant concentre ses tirs sur moi, et en accélère le rythme. Il ne me reste plus qu’à effectuer une retraite stratégique, jusqu’au fond du jardin, retraite qui se transforme bientôt en débandade accélérée, sous une grêle de projectiles relativement drue. Heureusement, dans l’enthousiasme de sa charge triomphante, mon grand frère néglige de conserver le sang-froid indispensable à tout bon artilleur de précision, et la plupart de ses dragées manquent leur cible.

Le salut tient souvent à une décision judicieuse prise dans une fraction de seconde. À force de courir autour de la maison, je me trouve en face de la véranda. Quatre marches plus haut, c’est la porte d’entrée, providentiellement entrouverte. La sûreté l’emportant sur l’honneur, je m’engouffre dans la zone démilitarisée que constitue notre demeure familiale. J’évite soigneusement la cuisine, pour ne pas mêler ma mère à cette querelle, et je me retranche dans ma chambre, qui est d’ailleurs également la chambre de mon grand frère et de mon cadet.

Frustré, à juste titre, de voir une victoire quasi certaine lui échapper à la dernière minute, mon grand frère entreprend alors une manœuvre circulaire. Alors que je suis occupé à reprendre mon souffle, dans mon refuge providentiel, le voici qui se pointe à la fenêtre, que j’ai oublié de fermer. Erreur fatale, commise par combien d’imprudents dans l’histoire militaire de l’humanité!

Le bombardement de graviers reprend de plus belle, à travers les trois barreaux de la fenêtre. Barreaux ou pas, et malgré leur étonnant pouvoir de blocage, je suis à nouveau sous le feu de l’ennemi, même s’il m’est désormais facile d’esquiver les projectiles. Profitant des avantages de ma position, je décide de mettre définitivement fin aux hostilités en fermant la fenêtre.

Mon grand frère, que cette injuste défaite aux mains d’un simple gamin rend furibond, commet alors un acte extrême, mais ô combien compréhensible, et tellement humain. Aveuglé par sa rage, il flanque un solide coup de poing dans l’odieuse fenêtre. La vitre vole en éclat, avec fracas. Ma mère et Madame Matz, pressentant un malheur se précipitent. Mes sœurs, attirées par le spectacle d’un drame hors du commun, leur emboitent le pas.

Mon grand frère saigne abondamment. La vitre a sectionné la veine de son poignet. Pendant que je tente lâchement de me disculper, en prétendant avoir avalé un morceau de verre, ma mère fonce dans le jardin, saisit mon grand frère par l’avant-bras, serrant de toutes ses forces pour arrêter l’hémorragie. Sans relâcher sa prise, elle traîne mon grand frère dans la rue, et se dirige à grands pas vers la clinique du docteur Uzer, située à cinq minutes de marche. Grâce à ce garrot improvisé et à la présence d’esprit de son héroïque maman, le blessé en sera quitte pour une dizaine de points de suture.

Par la suite, lorsque nous évoquions cet incident en famille, il était évident pour mes sœurs que, par ma sottise, j’avais failli causer la mort de notre grand frère.

Le jour des quatre-vingts ans de notre mère, alors que l’on servait le café en évoquant les joyeuses péripéties de la vie carthaginoise, l’inspiration me vint de prendre mon grand frère à témoin et de blanchir enfin ma réputation. À ma demande, il exhiba sa cicatrice au poignet, toujours bien visible, et relata sa version des faits. Que s’était-il vraiment passé au moment critique? Mes sœurs lui coupèrent aussitôt la parole :
« Voyons, proclamèrent-elles, tout le monde le sait, le grand frère a brandi son poing à travers les barreaux et c’est alors que Renaud a violemment refermé la fenêtre, faisant voler le carreau en éclats et provoquant volontairement un accident qui aurait pu être mortel. »
Mon jeune âge demeurait ma seule circonstance atténuante.

Mon grand frère restait muet, ménageant ses effets. Lorsque le silence se fit enfin, il déclara solennellement :
« La fenêtre était déjà fermée quand j’ai donné mon coup de poing ».

J’étais enfin totalement disculpé, plusieurs décennies après le crime présumé.

Mais, quand on a été condamné pendant près d’un demi-siècle, il en reste toujours quelque chose dans l’esprit du bon peuple. Mes sœurs firent peu de cas de la confession du grand frère, soit qu’elles l’eussent aussitôt oubliée, soit qu’elles l’eussent considérée comme divagation ou complaisance. Dans l’esprit de mes sœurs, je demeurerai éternellement coupable de « négligence criminelle infantile pouvant entraîner la mort ».

 

Sa Majesté, mon père

Le moment est venu de dire quelques mots sur mon père, du moins tel qu’il m’a été donné de le connaître. Pour les besoins de la cause, nous commencerons par effectuer quelques va-et-vient dans le temps.

Un jour que nous passions nos vacances dans le Valais suisse (j’avais alors dix-huit ans), mon père vint nous parler dans la cuisine, lieu qu’il n’avait pas l’habitude de fréquenter. Je me trouvais en compagnie de mon cadet et d’un ami de la famille, en train de faire la vaisselle du dîner. Fidèle à sa politique, mon grand frère, officiellement de corvée comme nous, s’était fait porter malade. Quant à mes sœurs, je ne les ai jamais vues mettre les mains dans un évier, pas plus que ma mère, qui trouvait la tâche dégradante pour le sexe féminin, et qui ne voulait surtout pas donner de mauvaises habitudes à ses filles.

Plus tôt, lors du dîner, il avait été question de la vie d’autrefois. Comme c’était le cas chaque fois que mon père louait un chalet pour l’été, la maison se remplissait constamment d’amis de passages. Les uns logeaient sur place, d’autres dans le village voisin. La plupart d’entre eux ne restaient que quelques jours, et tous se retrouvaient, un soir au l’autre, autour de la table familiale.

Au moment du dessert, mon oncle maternel, arrivé le jour même, nous avait raconté ses aventures du bon vieux temps, dans la ville d’Alexandrie, à l’époque où les gens cultivés des principaux ports de la Méditerranée et des mers attenantes parlaient le français, que ce soit à Istamboul, Salonique ou Beyrouth. Dans son récit plein de verdeur, mon oncle, d’ordinaire si sérieux et si mesuré, relatait ses démêlés avec un garçon du pays, qui avait voulu l’escroquer. Ce garçon avait définitivement mis fin à la dispute en décochant un chapelet d’insultes à l’endroit de mon oncle.

Un grand silence se fit alors autour de notre table familiale. Les jeunes, qui ne se passionnent pas toujours pour les radotages de leurs aînés, voulaient absolument entendre, de la bouche de mon oncle, la formulation exacte des insultes en question. Mon oncle, trop bien élevé pour se résoudre à prononcer le moindre juron, s’en tira par la phrase suivante : « Il m’a dit : Va voir dans la cuisine si j’y suis! ». Cependant, comme l’auditoire demeurait sceptique, mon oncle fut obligé de préciser : « …en pire et en arabe ». Il s’agit d’une de ces phrases qui passent à l’histoire, et qui sont répétées tout au long des vacances, et même lors des vacances suivantes. Le lecteur n’aura guère de peine à trouver une expression courante du pied-noir moderne qui traduit parfaitement ce message, et dont les initiales sont V.N.T.M.

Cuisine, bon vieux temps… Il n’en fallait pas plus pour que mon père, normalement peu porté sur la nostalgie, se remémore son passé. Or, de l’autre côté de la chaîne des Alpes, non loin du lac de Lugano, se trouvait justement le village où il avait passé les débuts de son adolescence, à une époque où l’emprise de Mussolini se heurtait encore à une certaine résistance dans la population. Voilà pourquoi mon père s’était présenté dans la cuisine, à la grande surprise des plongeurs que nous étions : il nous invitait à faire une descente avec lui, dès le lendemain, au village lombard de ses ancêtres maternels.

Après la Suisse romande, charmante et guindée, la Suisse alémanique, encore plus guindée, puis le glacier du Rhône, et, enfin la souriante Italie, où les restaurants servent des pâtes fraîches en hors-d’œuvre, et où le plus modeste des cabinets d’aisances de ce genre d’établissement est immanquablement garni d’un bas-relief antique usé par les siècles, ou d’une fresque à peine délavée remontant au Quattro Cento.

Pas besoin de carte ni de plan, mon père trouve sans difficulté la route qui mène de la ville de Varese à la bourgade de Bisuschio. « Voyez, là-haut, sur la colline, nous expliqua-t-il, c’était la villa du comte Cicogna. » Inutile de préciser qu’au temps du Duce, le comte était aussi le podestà du canton. Puis, mon père nous montra une voie ferrée désaffectée au milieu d’un champ d’orties peu aristocratique. « Un ouvrier s’était suicidé sur les rails électriques, et le curé du village refusait de l’enterrer au cimetière paroissial. Alors, les communistes sont allés chercher le curé à la pointe du fusil, et l’ont contraint à donner une sépulture chrétienne à leur camarade. »

Quel admirable pays que l’Italie!

En guise de conclusion, nous eûmes droits aux deux premiers couplets de l’hymne Avanti Popolo, version locale, suivis de la balade du général Cadorna. Dans la première chanson, le ver solennel « Evviva il communismo e la libertà » était remplacé par « La testa di Mussolini noi vogliam’ tagliar » (Nous voulons couper la tête de Mussolini). La seconde chanson se moquait du responsable du désastre de Caporetto, en 1917, dans une version inédite, probablement adaptée au climat méditerranéen. De crainte de les voir perdues à jamais pour la postérité, nous en reproduisons les paroles en toutes lettres.

Il general Cadorna
Mangiava le bistecche
Mentre i poveri soldati
Mangiavano ficche secche.
E zim bum bum
Al rombo del canun.

Il genera Cadorna
Mangiava le patate
Mentre i poveri soldati
Mangiavano le zapatte.
E zim bum bum
Al rombo del canun.

Le général Cadorna mangeait des biftecks
Pendant que les pauvres soldats mangeaient des figues sèches.
Zim! Boum! Boum! Au grondement du canon!
Le général Cadorna mangeait des patates
Pendant que les pauvres soldats mangeaient leurs savates.
Zim! Boum! Boum! Au grondement du canon!

Mon père n’était pas spécialement révolutionnaire ni antimilitariste, mais, puisqu’il connaissait encore ces chansons par cœur, et qu’il possédait une voix d’or, pourquoi en priver la nouvelle génération?

Un soudain coup de frein, alors que nous longeons le mur d’enceinte d’une de ces vieilles fermettes en pierre de Lombardie. Nous voilà manifestement parvenus à destination. Mon père est soudainement devenu silencieux. Un peu intimidés, en terre inconnue, nous descendons de l’auto, nous les jeunes, en regardant à droite et à gauche. Une dame en noir, toute petite, rabougrie par les années, sort d’une verrière et vient à notre rencontre. Trente ans après sa dernière visite, elle n’a aucun mal à reconnaître mon père, et son éternel sourire.

La maîtresse femme, dont l’autorité naturelle est inversement proportionnelle à la taille, hèle le premier jeune homme qui lui tombe sous la main, un lointain cousin à moi, paraît-il, qui s’exprime encore en dialecte lombard. On envoie le brave garçon quérir une bouteille de Cynar. Après avoir évité un chien d’aspect féroce et de caractère bonasse, nous passons devant un bassin rempli d’une eau glauque, et servant autrefois à l’irrigation du potager. Tu te souviens, Norberto, demande la vieille tante à mon père, tu te souviens quand ta petite sœur était tombée dans l’eau? Alors que toutes les grandes personnes présentes s’arrachaient les cheveux d’impuissance, tu as plongé dans le bassin pour sauver la pitchounette de la noyade?

Nous voilà assis autour de la table de la cuisine. Le cousin Ambrogio pose des verres dépareillés sur la toile cirée, et il y verse la précieuse liqueur d’artichaut nommée Cynar. Mon père aurait donc passé une partie de sa jeunesse dans ce lieu hospitalier, à la fois si familier et si étranger à mon univers! Nous n’en aurions jamais rien su si le hasard ne nous y avait pas conduits aujourd’hui.

Il existe ainsi sur cette terre une multitude de coins de pays, chacun possédant son propre caractère, forgé par des siècles de sueurs, de rires et de pleurs. Une richesse et une diversité insoupçonnées, que le progrès économique trop rapide et les migrations à marches forcées recouvrent impitoyablement de leur uniformité. Sous ses traits sympathiques, la mondialisation est à la fois une machine impitoyable qui efface des cultures millénaires, et une religion qui voue un culte à l’oubli. À l’homme de décider si le jeu en vaut vraiment la chandelle!

Il était bientôt l’heure de rentrer en Suisse. En repassant devant le bassin de la fermette, la vieille tante vêtue de noir ne manqua pas de nous rappeler, par des mimique éloquentes, l’exploit de jeunesse de mon père. Admirable Italie, dont les habitants en disent plus long en trois gestes que les Français en quatre pages!

Mon père nous faisait donc l’honneur d’être un héros, et, qui plus est, un héros modeste puisque ses exploits n’étaient connus que de quelques intimes. Sa propre femme, qui l’aimait passionnément, n’avait cure de ces petits détails. Quant aux enfants, toujours friands d’anecdotes à cette époque où la télévision n’avait pas encore évincé le téléphone arabe, ils ne découvraient ces exploits que par hasard.

Nous avons vu, au début de ce récit, comment mon père était parvenu, avec beaucoup de culot et un peu d’astuce, à préserver un jeune minotier juif de la ruine, pendant la guerre de 1939-1945. Nous nous proposons maintenant de relater deux petits actes de bravoure, que bien d’entre nous auraient souvent rêvé d’accomplir, si seulement les circonstances leur en avaient donné l’occasion.

À la table familiale de notre enfance, il avait été vaguement question d’un sauvetage sur la plage de la Marsa. Contrairement aux plages de Carthage, celles de la Marsa, village natal de mon père, étaient exposée sans protection aux vents du nord. Aux dires ma mère, son Norbert, alors célibataire, avait porté secours à une jeune fille, qui, dès le lendemain, l’aurait demandé en mariage. Qu’y avait-il de vrai dans cette semi-légende familiale? Le document suivant, que j’ai reçu un jour en héritage, de préférence à la coutellerie en argent, nous livre enfin la réalité dans toute sa cruelle et banale simplicité.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
MINISTÈRE DE LA MARINE MARCHANDE
Une médaille de sauvetage est décernée à Norbert, 26 ans, etc. « Le 21 Juillet 1938, s’est porté au secours de deux baigneuses en difficultés sur la plage de Marsa Cube, a failli être victime de son dévouement sans l’intervention de deux autres personnes qui aidèrent les victimes à regagner le rivage. »
Le présent Diplôme lui a été délivré afin de perpétuer dans sa famille et au milieu de ses concitoyens le souvenir de son courage et de son dévouement.
Le ministre, de Chappedelaine

Notons que Louis de Chappedelaine ne fut ministre de la Marine qu’entre le 30 janvier et le 9 février 1934, ce qui montre le sérieux avec lequel la politicaillerie française se préparait à la défense de la patrie. Lors de son court mandat, le ministre avait néanmoins pris soin de signer d’avance une pile de diplômes de sauvetage. Quatre ans plus tard, au moment de l’incident de Marsa Cube, cette pile n’était pas encore épuisée, soit qu’elle fût particulièrement épaisse, soit que le nombre d’actes de bravoure ait été très inférieur aux prévisions administratives.

Comme j’ai pu le constater de mes propres yeux, mon père, nageur honnête, était loin d’être un as de la natation. Par contre, ses talents de cavalier ne faisaient aucun doute. Étant donné ses origines relativement modestes, il ne pouvait avoir appris l’équitation que pendant son service militaire. Puis, en tant qu’agronome, il avait eu l’occasion de monter quelques pur-sang arabes. Il suffisait d’observer mon père dans les haras de Kassar Saïd pour comprendre que les chevaux le passionnaient nettement plus que les œuvres de Chateaubriand ou de Balzac.

Les multiples aller-retour dans le passé que nous venons d’effectuer nous ont permis d’entrevoir la personnalité de mon père. Il est temps, à présent, de revenir à la Carthage de mon enfance, lorsque j’avais huit ou neuf ans. La rue où nous habitions n’avait pas encore de nom, et la municipalité n’avait pas encore eu l’idée saugrenue de goudronner la chaussée, ni de scier les trois magnifiques filaos qui trônaient en plein milieu de cette même chaussée, entre deux flaques d’eau. Pour les enfants, cette rue ne constituait qu’une extension des jardins entourant leurs maisons. Rares étaient les charrettes ou les automobiles qui s’y aventuraient.

Un jour, alors que nous observions, mon cadet et moi-même, une procession de fourmis noires à thorax rouge circulant autour des filaos, ma seconde grande sœur se précipita dans la rue pour nous ordonner de filer à la maison et de nous y mettre à l’abri. La mine grave de ma sœur, et le ramdam qui s’emparait du quartier nous convainquirent d’obéir sans discuter. On sentait de sourdes trépidations, qui semblaient venir successivement des quatre points cardinaux. Puis, ce fut la rumeur d’une galopade désordonnée, bientôt remplacée par les cris épouvantés de femmes de tous âges.

Ma seconde grande sœur, que sa position inconfortable entre les aînés et les petits derniers de la famille enfermait généralement dans des rôles subalternes, trouvait dans l’incident une occasion d’exercer son autorité, et de faire valoir ses talents naturels de grand capitaine. D’ailleurs, ce jour-là, elle tenait cette autorité directement de mon père, qui était parti dans la rue régler l’incident. Mais que diable se passait-il dans cette rue? Non seulement ma sœur détenait provisoirement le pouvoir, mais elle était également la seule dépositaire de l’information, ce qui augmentait sa propre importance.

Enfin, dans un moment d’accalmie, et bien à l’abri derrière les barreaux de la fenêtre de notre chambre, ma sœur daigna nous fournir une explication :
— Il y a, là-bas, un cheval en balai, et papa est allé essayer de l’arrêter.
— Un cheval en balai? Mais, on veut le voir! Faut aller dans le salon! Ici on voit rien!
— Restez ici! Les enfants ne doivent pas regarder. Papa l’a interdit.

Un cheval en balai? Bizarre… Bah, c’est bien possible, après tout. Qui dit cheval, dit crinière; et qui dit crin, dit balai de crin. Mais pourquoi tant de tumulte autour d’un tel animal de cirque?

Les grands ont de ces expressions! On croit posséder une connaissance exhaustive du vocabulaire français, et ils se mettent à employer un mot à tort et à travers, ou alors ils nous balancent une expression jamais entendue :
« Rentrez chez vous, il y a un cheval en balai qui se promène dans la rue. »
« J’ai cassé le dos de ma clarinette. » « Papa M. maman. Maman M. papa. » « Je te prête mon stylo, mais il s’appelle retour! »
« La maîtresse vous demande d’acheter des ciseaux à bourrons. »

Entre-temps, les rumeurs de la galopade se faisaient plus nettes, et plus désordonnés, tandis que les hurlements de jeune fille, qui ponctuaient ces rumeurs, s’atténuaient progressivement.

Enfin, le silence revint, et on nous laissa bientôt sortir dans la rue. On avait pris bien soin de nous faire patienter jusqu’à ce que la rue soit à nouveau déserte. En somme, on ne permettait aux enfants d’assister au spectacle qu’après la tombée du rideau. Allez comprendre la logique des grandes personnes!

Que s’était-il passé, au juste? Inutile de continuer à cuisiner ma sœur. Non seulement elle ne parlera pas, mais, en plus, elle ne sait rien. Mieux vaut s’adresser à un véritable expert. Au fait, où est donc mon grand frère actuellement?

Or, mon savant de grand frère possédait un instinct sûr pour se trouver toujours au bon endroit, au bon moment. Lui qui se faisait invisible dès qu’on avait besoin d’un coup de main pour débarrasser la table ou sortir la poubelle, il ne manquait jamais un bon spectacle. Mon grand frère nous expliqua que le cheval d’une jeune écuyère était soudain devenu rétif, que la jeune fille avait commencé à paniquer, en tirant sur les rênes, et que le cheval s’était finalement emballé (mot qui, dans le dialecte local, se prononce de la même façon que l’expression « en balai »). Aussitôt averti, papa s’était précipité à leur rencontre. Après avoir vainement tenté d’apaiser la bête, qui ruait frénétiquement, papa avait réussi à la saisir par les naseaux et à la dompter.

Il faut reconnaître, sur la foi de ce compte-rendu, que mon grand frère disposait déjà d’un vocabulaire particulièrement étendu. D’ailleurs, il n’hésitait pas, quand le besoin se faisait sentir, à créer ses propres néologismes. On s’étonnera du fait qu’un tel génie ait redoublé, voire triplé, tant de classes!

Mais les talents de mon grand frère ne s’arrêtaient pas là. Lorsqu’une partie de l’information lui manquait, cet improvisateur doué n’hésitait pas à la fabriquer de toutes pièces. Les mensonges de mon grand frère étaient si convaincants que, parfois, il finissait lui-même par y croire. Son récit de ce drame comportait justement une légère inexactitude. En réalité, le cheval emballé n’était pas monté par une jeune fille en détresse, mais attelé à une « araba », sorte de charrette à deux brancards servant généralement à transporter les briques, le sable, le fumier, les ordures, et diverses autres matières encombrantes. Si le drame perdait en poésie, il n’en devenait que plus terrifiant. Une araba traînée par un cheval emballé constitue en effet une arme de destruction massive épouvantable.

En dehors de ses exploits, qui somme toute ne se produisaient qu’une fois par décennie, mon père était un bonhomme paisible, adepte du jardinage et des jeux en famille.

Un de ses jeux préférés se nommait « Grand-père, aimez-vous? ». On traçait d’abord une ligne de départ, sur le gravier, puis on y plaçait les marmots. La ligne d’arrivée correspondait à la chaise longue où mon père était confortablement installé avec son paquet de cigarettes américaines. L’un après l’autre, les joueurs proposaient un mets au soi-disant grand-père :
— Grand-père, aimez-vous les amandes?
— Un pas en avant, répondait mon père.
— Grand-père, aimez-vous les carottes?
— Un pas de fourmi.
— Grand-père, aimez-vous le cresson?
— Un saut de grenouille.
— Grand-père, aimez-vous la polenta?
— Un pas de géant.
— Grand-père, aimez-vous la salade romaine?
— Un pas en arrière!

En fait, le jeu était toujours un peu truqué, de façon à égaliser discrètement les chances entre les plus petits et les plus grands. De toute façon, la partie se terminait souvent avant la fin, de sorte qu’il y avait rarement des gagnants et des perdants.

Que mon père apprécie la polenta, rien d’étonnant. Sa mère italienne, qui avait de la suite dans les idées, en servait chaque lundi à sa vaste maisonnée. Les autres jours étaient consacrés à d’autres mets de base, tous relativement économiques, selon une séquence hebdomadaire immuable : mardi, les spaghettis; mercredi, le minestrone; jeudi, le ragoût; vendredi, les merlans ou les rougets; samedi, le couscous; dimanche, le poulet rôti. On s’étonnera, par contre, de l’aversion de mon père pour la salade romaine. En voici l’explication.

Pendant que mon père, son frère et ses cinq sœurs séjournaient en Lombardie, du temps de Mussolini, son propre père avait été muté pour quelques années en Syrie, où il occupait un modeste poste de greffier. Bientôt, le reste de la famille vint rejoindre le petit greffier à Damas, la ville-jardin. La capitale syrienne comptait alors un marché fort bien achalandé en légumes frais. Arrivés à destination, les vendeurs de salades romaines, qui faisaient la route à pied depuis leur ferme, prenaient soin de se remplir une bassine d’eau fraîche, qu’ils plaçaient derrière leur étal. Commerce oblige, cette eau, dans laquelle on trempait les salades, avait pour effet de doubler, voire de tripler discrètement leur poids. Sachant que les salades se vendaient alors au kilo, on comprendra l’ingéniosité du procédé. Or, le génie commercial des habitants de ce pays plusieurs fois millénaire se doublait d’un sens pratique éminemment moderne. Il faut préciser que, depuis la plus haute antiquité, les maraichers de ce lieu boudaient l’usage de la chaussure. Avant de tremper leurs salades dans leurs bassines, les paysans avaient donc soin d’y rincer leurs pieds poussiéreux et meurtris par les cailloux du chemin. Ce procédé anti-gaspillage tout à fait original, qu’aucun sociologue n’a jamais pris la peine d’étudier, explique aisément le mystérieux dégoût de mon père pour la salade romaine.

Quand le jeu de « Grand-père, aimez-vous » dégénérait en dispute, ce qui n’était pas exclu en présence de mon grand frère, mon père nous envoyait faire une course de lenteur autour de la maison. Là encore, les règles édictées par le généreux homme permettaient aux plus petits de s’en tirer honorablement. Cependant, si la course de lenteur mettait provisoirement fin aux chamailleries, elle commençait à se dégrader dès que nous tournions le coin de la maison, qui faisait un angle mort avec la chaise longue de mon père.

En dehors des courses de lenteurs, ce mince couloir situé entre notre maison et la clôture du voisin était rarement fréquenté. N’était-ce pas l’endroit idéal pour construire un réseau routier miniature? Nous possédions en effet, mon cadet et moi-même, deux ou trois petits modèles réduits de voitures, que mon frère aîné n’avait pas encore songé à faire exploser avec des « fouchiks ». Ces pétards locaux, de couleur pourpre, se trouvaient pourtant en vente libre dans le commerce, pour une somme plus que modeste.

Chez l’être humain, une possession matérielle en appelle inévitablement une autre. Le tout nouveau propriétaire d’un véhicule souhaitera bien vite obtenir un garage, un porte-bagage ou une sonnette, selon qu’il vient d’acquérir une automobile, un vélo ou une trottinette. Quant à moi, avec mes modèles réduits, je rêvais d’un joli entrelacement de routes, avec de gracieux virages et quelques honnêtes carrefours. Rien ne faisait obstacle à la réalisation du projet, car nous disposions déjà de toutes les ressources productives nécessaires : terrain (le coin de jardin peu fréquenté), matières premières (un vieux sac de ciment traînant dans le poulailler), et main-d’œuvre (mon père).

Comme c’est encore le cas de nos jours, ces travaux de voirie, qui auraient dû se dérouler en moins d’une heure, traînèrent en longueur. Le contractant ne cessait de reporter l’inauguration du chantier, d’un dimanche à l’autre. Enfin, après quelques mois, mon père profita de notre absence pour nous faire une surprise. Aidé de son fidèle jardinier libyen, il mélangea ciment, eau et gravier, comme pour la construction d’un mur, et il coula le tout sur la surface prévue à cet effet. Peu familier avec la dimension des autos miniatures, mon père élargit la chaussée à une bonne trentaine de centimètres, moyennant quoi, après avoir bétonné un tronçon d’à peine un mètre de long, il se trouva déjà à court de matériaux.

À notre retour, la route était sèche, et prête pour l’inauguration. Moi qui me voyais déjà, tel Dieu perché sur son nuage, en train de contempler le nouveau monde que j’avais conçu, avec ses champs, ses routes et ses rivières harmonieusement mariés, je ne pus cacher ma déception devant cette espèce de piste d’atterrissage avortée, et bêtement rectiligne. Après usage, cette déception se transforma en consternation, car les graviers, qui dépassaient allègrement de la chaussée, empêchaient carrément les autos miniatures de rouler.

Mon père nous fit remarquer qu’il s’agissait d’une première étape, que de nouveaux tronçons de route seraient greffés au réseau, en temps et lieu, et que le gravier était un élément essentiel pour garantir la solidité du béton.

Inutile de dire que cet ambitieux programme paternel ne se concrétisa jamais. Cependant, la soi-disant route ainsi construite s’avéra effectivement si solide qu’elle résista à de nombreux hivers. Peut-être fait-elle aujourd’hui partie de ces nombreuses ruines de Carthage que le temps n’a pas réussi à effacer.

 

Miracle à La Marsa

Lorsqu’ils représentent des Français cartésiens et sceptiques, les personnages figurant sur les tableaux de famille demeurent sagement immobiles, dans leur cadre doré, pour l’éternité. Seuls les peuples fervents et pieux, comme les Italiens, ont le privilège de voir leurs chers disparus, immortalisés sur la toile, renaître miraculeusement à la vie, l’espace d’un instant. Or, cette nuit, à La Marsa, deux évènements extraordinaires se sont produits dans la cuisine de ma grand-mère Maria Assunta : un banal cambriolage et un authentique miracle.

Le cambrioleur a eu la délicatesse de commettre son forfait la veille d’un jour de congé, aussi mon père est-il disponible pour nous conduire, mon inséparable cadet et moi, jusqu’à la petite villa de La Marsa où il a lui-même vu le jour.

Attention, il faut montrer patte blanche, car un inspecteur de police moustachu se trouve déjà sur les lieux du crime, accompagné de son chaouch, et entouré de spectateurs triés sur le volet : une sœur de mon père (à moitié italienne) et deux voisines (entièrement italiennes). On notera que les deux principaux acteurs du drame en cours, le voleur et l’inspecteur, sont deux hommes, tandis que l’auditoire est entièrement féminin.

Mon père s’empresse de rejoindre ses parents, qui se reposent de leurs émotions dans le salon, à côté de l’éternel piano familial. Pendant ce temps, l’inspecteur observe les indices, sous le regard curieux des spectatrices, qui ne se privent pas de faire des commentaires. En fait d’indice, c’est assez intéressant : un pot de confiture de coing, récemment ouvert, sur lequel le chaouch tente de relever des empreintes digitales, comme au cinéma (la télé étant alors inconnue dans cette contrée). On note aussi la trace d’une mâchoire à même le pot. Le voleur affamé, comme bien des voleurs à cette époque-là, n’avait pu résister à la tentation. Ne disposant sans doute que d’une main libre, il s’était manifestement servi de ladite main pour porter le pot à sa bouche et planter les dents de sa mâchoire supérieure dans la confiture. Il en résultait un magnifique moulage, révélant d’ailleurs qu’il manquait au criminel une de ses plus précieuses incisives.

Des indices aussi éloquents seront-ils suffisants pour pincer le coupable, si tant est que les victimes du cambriolage souhaitent vraiment voir le malheureux aboutir derrière les barreaux? Tout bien considéré, il serait étonnant que des voleurs de confiture, qui ne possèdent souvent pas d’état civil, soient fichés au registre des empreintes. Quant aux dentitions incomplètes, elles sont monnaie courante dans leur corporation. Heureusement, en plus de ces indices, nous possédons un témoin clé.

Et quel témoin! Nul autre que l’ancêtre Gariboldi au regard scrutateur, dont le portrait, peint à l’huile, est accroché au mur, au-dessus de la réserve de pots de confiture. Le distingué personnage, élégamment vêtu à la mode de 1900, a vu le coupable! Dans son indignation, le bonhomme, quoique prisonnier de son cadre, a tout de même réussi à pointer un index accusateur en direction du cambrioleur. Je puis m’en assurer de mes propres yeux, le doigt de l’aïeul pointe bel et bien vers le pot de confiture qui traîne sur la table.

À vrai dire, je n’avais moi-même jamais pris soin d’observer ce tableau auparavant, ni même de constater son existence. Mais une des voisines italiennes qui se trouve en ce moment même dans la cuisine est formelle : jusqu’à cette nuit, l’index du signore Gariboldi pointait vers le plafond. Les deux autres dames présentes n’en jureraient pas devant un tribunal, mais elles considèrent la chose comme plus que probable.

Il faut se rendre à l’évidence, et alerter le voisinage : cette nuit, un miracle s’est produit à La Marsa!

Sur le chemin du retour, nous en discutons avec mon père. Celui-ci, catholique comme son italienne de mère et cartésien comme son Gaulois de père, n’est pas un partisan des miracles à gogo. Pour lui, qui a eu le temps, pendant la guerre, de croire et de douter, Dieu se concentre sur les choses sérieuses, telles que la charité et la bravoure, et non sur tout ce carnaval. Cela dit, mon père avoue n’avoir jamais vraiment porté attention au portrait de son grand-père Gariboldi. Ainsi va la nature humaine, on défile tous les matins devant un même objet, pendant plus de vingt ans, et on est pourtant bien en peine de le décrire.

 

Ma mère avait aussi une mère

Puisque mes grands-parents maternels et paternels avaient eu la fâcheuse idée de porter le même nom (deux d’entre eux s’appelaient grand-père, et les deux autres, grand-mère), il avait été décidé de faire suivre ce nom du lieu de résidence des personnes en question : grand-mère Marsa pour ma grand-mère paternelle d’origine italienne, et grand-mère Salammbô pour ma grand-mère maternelle, née en Indochine. Du reste, il était assez facile de les distinguer. La première était grande, calme et pieuse. La seconde était petite, hyperactive et légèrement sceptique. Grand-mère Marsa était presque sédentaire. Vers l’âge de quarante ans, elle était bien retournée dans sa Lombardie natale avec ses enfants (dont mon père), avant de rejoindre son mari en Syrie, mais, après une absence de cinq ou six ans, elle avait regagné sa Tunisie pour ne plus la quitter.

Quant à Grand-mère Salammbô, native du Cap-Saint-Jacques en Cochinchine, elle avait bourlingué sur la plupart des mers et océans. Lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant, le paquebot qui la transportait fut victime d’une avarie, dériva quelque temps dans l’océan Indien, puis fut remorquée dans l’île de Penang. À cette époque où la réfrigération était rare, les bateaux de ligne emportaient des animaux vivants, que l’on dévorait tout au long du voyage. Plus tard, lors d’une de ses multiples traversées de la mer Rouge, ma grand-mère rencontra mon grand-père. D’ailleurs, ce jour-là, elle décida, pour bien montrer son esprit de modernisme, de couper ses longs cheveux, au grand dam de son futur mari. Puis, dans les années 1950, elle franchit l’Atlantique pour rendre visite à sa fille installée aux États-Unis.

Grand-mère Salammbô, qui se plaisait à parler de catastrophes, passées ou futures, ne s’était pas contentée de courir les mers. Elle avait également échappé de justesse à un certain nombre de désastres en en évitant judicieusement d’embarquer sur certains navires, désastres qu’elle nous racontait comme si elle les avait vécus en personne. Il y avait le fameux naufrage du Shau-Doc, échoué aux abords du cap Gardafui, région somalienne déjà infestée de pilleurs et de pirates légendaires. Il y avait également l’incendie du Philippar, presque au même endroit, qui coûta la vie au célèbre journaliste Albert Londres. Il y avait enfin le cargo transportant son neveu, qui leva l’ancre au Nhà Bè de Saïgon, pour exploser le lendemain en mer de Chine.

Inutile de préciser que, pour un enfant, les aventures extraordinaires de grand-mère Salammbô étaient autrement plus fascinantes que le train-train casanier de grand-mère Marsa, chez qui régnait, tout simplement, la joie de vivre.

Grand-mère Salammbô jouissait aussi d’un double avantage : elle demeurait en face de chez nous, et, contrairement à la grand-mère paternelle, elle ne disposait que d’un nombre réduit de petits-enfants à se mettre sous la main. Aussi avait-elle décidé de prendre en charge une partie de mon éducation et de celle de mon blondin de cadet.

Que fait-on de deux charmants petits garçons, quand on est une grand-mère? Il faut d’abord savoir limiter son rayon d’action à un ou deux kilomètres, puisqu’on est à pied. Grand-mère Salammbô possède bien un vélomoteur, mais elle ne s’en sert que pour transporter des provisions. Quand les petits ont quatre ou cinq ans, on les amène se promener le long des anciens Ports Puniques ou on les conduit au musée océanographique. Cela peut paraître banal, mais grand-mère prenait soin de nous faire passer par tout nouveau chantier de construction, avec son indispensable tas de sable frais. Du sable tantôt beige, ocre ou doré, dans lequel on pouvait tracer routes et tunnels, comme sur la purée de pommes de terre servie au dîner.

*** La prière chez Madame Saint-Marty. Les allumettes et les bougies. Les poissons rouges.

Quand les petits ont cinq ou six ans, on peut aussi les conduire au quartier voisin du Kram, qui compte un certain nombre de commerces. Grand-mère prend soin de revêtir les chérubins de leur plus belle chemisette blanche. En chemin, on passe de préférence devant l’atelier du menuisier, aux fragrances divines de pin et d’eucalyptus. Avec un peu de chance, on peut même recevoir en cadeau une retaille de bois. Enfin, on arrive dans un local étrange, habité par un personnage non moins étrange, et italien comme le menuisier. Le monsieur moustachu fait asseoir mon cadet sur un tabouret, et me place à sa droite, devant un rideau. Un rideau qui ne cache pas de fenêtre, n’est-ce pas bizarre? Que signifie tout ce rituel? Eh bien, pour notre première photo officielle, grand-mère a pensé que mon cadet, qui me dépasse déjà de plusieurs centimètres, aurait l’air plus petit assis que debout.

Le dimanche, grand-mère nous amène jusqu’à l’église du Kram, bâtiment discret caché dans les ruelles, non loin de l’atelier du photographe. C’est une église dont la disposition est unique au monde. Pas de nef ni de transept, mais une salle irrégulière, coupée en trois sections inégales : un chœur triangulaire, où siège le curé et ses acolytes, flanqué d’un vaste parterre, occupé principalement par les ouailles italiennes, et d’une petite plateforme, où nous conduit ma grand-mère. Autre curiosité de cette église bas de plafonds, on y passe deux quêtes, une pour la paroisse et l’autre pour les pauvres. Lorsqu’on entend tinter la monnaie dans le panier de la quête, les grands glissent une pièce dans la main des petits, et il se trouve alors toujours un petit pour laisser tomber la sienne avec fracas sur les carreaux de céramique.

Attachez-lui les mains dans le dos, et l’Italien deviendra muet.

La messe, qui semble interminable à la cathédrale de la colline de Carthage, est d’autant plus vite expédiée à l’église du Kram qu’elle est parfois agrémentée de distractions. Les fidèles de cette bourgade commerçante y sont nettement moins disciplinés que ceux de l’acropole. Le curé du Kram est d’ailleurs réputé pour ses formules percutantes, dont quelques-unes sont passées à l’histoire. Un jour que les paroissiens se montraient particulièrement indisciplinés, ne s’était-il pas écrié : « Les Français, taisez-vous! Les Italiens, croisez les bras! ». Il faut savoir que l’Italien du Kram — comme ses compatriotes de la métropole — ne saurait s’exprimer sans accompagner ses paroles de gestes ostentatoires.

L’église du Kram est aussi le théâtre d’un évènement plus qu’étrange. Grand-mère y assiste à la messe dominicale en l’absence de grand-père. Or, grand-père est croyant, bien plus que grand-mère, et tout à fait pratiquant. D’ailleurs, pendant que grand-mère se rend à l’église du Kram, il monte entendre la messe à la Cathédrale de Carthage. Quel est donc le secret de ce mystère?

Le raisonneur

Lorsque je commençai à fréquenter l’école, je découvris, à ma grande stupéfaction, qu’il existait des causes et des explications à toute chose. Jusque-là, le monde formait un petit écosystème, constitué de parents, d’amis et d’étrangers vivant dans une nature souvent capricieuse et parfois menaçante. Certains jours, le ciel se déchaînait, le tonnerre faisait trembler les maisons, les bourrasques violentes et inattendues emportaient des objets pourtant classés comme terrestres tels que les chapeaux et les ballons, de vulgaires ruisseaux d’automne sortaient de leur lit, en pleine campagne, et venaient couper les routes. Mais tout finissait par rentrer dans l’ordre. Un ordre inexplicable, mais tout à fait réel.

Dans ce monde, je n’étais qu’un membre de la catégorie des « petits », un simple bidasse, un vulgaire homme de troupe. Bien qu’ayant vaguement conscience de former un individu à part entière, je restais un personnage anonyme soumis aux contraintes de ma condition infantile : obligation de manger pendant les repas, de dormir à certaines heures et de donner la main droite aux visiteurs; interdiction de traverser la grand-route, d’approcher du puits, d’ouvrir le tuyau d’arrosage, d’enfoncer le doigt dans les prises électriques, de dire des gros mots, de se mettre tout nu, et d’ingurgiter de la terre. En échange de notre obéissance, les autorités nous accordaient leur protection et soignaient nos bobos. Pas de passe-droit, un enfant était un enfant, au même titre que ses frères et sœurs, et ne pouvait bénéficier d’un traitement personnalisé qu’en cas de maladie véritable ou de blessure grave.

Il va de soi que, dans ce vieux monde rempli de dangers inconnus, les interdictions étaient bien plus nombreuses que les obligations. À tel point que personne n’en connaissait la liste exhaustive. Il fallait parfois questionner un petit collègue, frère ou ami, pour vérifier si telle ou telle chose à laquelle on n’avait jamais songée n’était pas considérée comme faisant partie des « bêtises ». Car la règle absolue, celle dont découlait toutes les autres, était « qu’il ne fallait pas faire de bêtises ». Quant à la définition exacte du mot bêtise, personne, même les grands, ne pouvait la fournir avec précision. Nos parents préféraient nous renseigner après coup : « Ce que tu viens de faire, c’est une bêtise ». Que ne nous l’eussent-ils dit plus tôt! Mais, puisque tous les adultes, père, mère, tante, nourrice, femme de ménage, jardinier, facteur, épicier étaient solidaires sur ce point, leur science ne pouvait être mise en doute.

Pourquoi les gens ne se mettent-ils pas en rang en sortant de la messe, par exemple? Dès que l’Ite missa est lancé, tout le monde se précipite allègrement vers l’issue latérale de l’église, séparée de la nef par un petit sas en planches. (Dans ce pays méditerranéen, on a une crainte maladive des pertes de chaleur en hiver, et de la canicule en été, c’est pourquoi on évite, autant que possible, d’ouvrir les grandes portes.) Il se produit alors un embouteillage, inévitable, répété chaque dimanche. Les fidèles piétinent dans le virage, freinent brusquement, et redémarrent péniblement en traînant des semelles, dans un bruit sourd de frottement qui se répercute en écho dans la nef.

Pourquoi les gens ne se mettent-ils pas en rang en sortant de la messe? C’est le genre de question qui fait rire les grands et qui reste sans réponse. Dans la classe de gymnastique du lycée, on apprend à marcher au pas. Un! Deux! Figue! Raisin! Demi-tour… Droite! Croyez-moi, cette technique serait particulièrement efficace à la sortie de la messe!

Vers la même époque, Pie XII est à l’agonie. Mon père suit les évènements sur sa grosse radio à lampes, qui capte, avec plus ou moins de bonheur, la chaîne du Vatican en italien. Ce matin, il y a eu quelques interférences, aussi papa a-t-il décidé de réécouter les nouvelles sur le vieux poste de la salle à manger. Pourquoi le poste de la salle à manger reçoit-il le bulletin de nouvelles plus tard que celui du salon? Est-ce parce qu’il est plus vieux? Encore une question sans réponse.

— Et le pape, quand il sera mort, il sera où?
— Ben, au ciel! s’exclame-t-on en levant les yeux dans la bonne direction.
— Et comment il fera pour monter? Et comment il fera pour tenir là-haut sans tomber?
— Tu poses trop de questions!

Pourquoi dit-on « mon père » aux prêtres, alors qu’ils n’ont pas d’enfant? Avec qui Caïn s’est-il marié? Qu’est-ce qui se passe si on touche l’hostie avec son doigt pendant la communion? Est-ce que les prêtres sont tout nus sous leur soutane?

Si les questions profanes trouvent souvent une réponse à l’école, il reste quelques mystères domestiques et mystiques à éclaircir : Pourquoi est-il interdit d’ouvrir le robinet du jardin? Pourquoi n’a-t-on pas le droit de cueillir des grenades dans le grenadier? Pourquoi dites-vous que manger des oxalides (appelées ici « gradouches ») donne mal au ventre alors que j’en ai mangé et que je n’ai pas eu mal au ventre? Vous prétendez d’ailleurs qu’il faut finir son bifteck parce que les Untel ne peuvent en acheter qu’une fois par semaine, mais auront-ils plus de viande si je mange la mienne? Pourquoi la lune nous suit-elle, pendant la promenade familiale du soir, et s’arrête-elle dès qu’on cesse de marcher? Pourquoi les adultes vantent-ils tant la beauté de Vénus et de Mars alors qu’ils ne s’entendent jamais sur leur position respective dans le ciel nocturne? Et, fait encore plus étrange, pourquoi les dieux romains portent-ils des noms de planètes?

Les parents se défilent, les grandes sœurs se demandent en soupirant pourquoi leur petit frère ne cesse de harceler père et mère de questions. La nourrice, ultime recours, refuse carrément de s’en mêler, mais c’est elle qui, excédée, trouve un jour la parade absolue : tu es un « raisonneur ». Me voilà maintenant dûment étiqueté et neutralisé.

Arrive la troisième année d’école. Je viens d’avoir sept ans, l’âge de raison. Notre livre unique, servant à toutes les matières a été remplacé par un livre de lecture, une grammaire, et un manuel d’arithmétique au titre opportun : J’apprends à raisonner.

Personnellement, j’aurais encore bien des questions à poser. Pourquoi verse-t-on un seau de charbon dans la chaudière tous les soirs et pas tous les matins? Les deux renards qui sentent la naphtaline dans le coffre de grand-mère, est-ce que c’est vrai qu’ils sont parfois vivants comme l’affirme mon grand frère? Est-ce qu’un grand-père, ça sait conduire une auto? Pourquoi ne rentre-t-on jamais l’auto dans le garage? Pourquoi, dans les Ports puniques, la vase qui flotte sur l’eau nous donne-elle l’impression qu’on peut marcher dessus comme sur la terre?

On a pris l’habitude de me clouer le bec avec un « Tu es un raisonneur ». Mais cette fois j’ai trouvé la réplique : « Pourquoi voulez-vous m’empêcher de raisonner alors que mon livre d’école s’appelle J’apprends à raisonner? » On me fait simplement comprendre que ma réponse est aussi un raisonnement et qu’elle vient prouver l’accusation dont je suis l’objet.