2. LE PAYS OÙ ON LAISSE COULER L’EAU

La Savoie
La Suisse
L’Autriche

La Savoie

Tous les deux ans, nous allions passer les grandes vacances loin des chaleurs carthaginoises. Mer ou montagne? Pour nous, la question ne se posait pas. Puisque nous habitions sur le rivage de la plus belle baie du monde, les grandes vacances rimaient avec séjour dans les Alpes. Mon père louait un chalet, allait y installer toute la famille, retournait quelques semaines à Tunis pour son travail, et venait nous rejoindre au cœur de l’été. Bon nombre d’amis, en voyage comme nous ou recasés définitivement en Europe, en profitaient pour nous rendre visite. Un défilé continuel. Pour les plus discrets, c’étaient de soudains éclats de voix dans un couloir empli d’échos, suivis de cris de surprise. Mais les plus extravertis ne se gênaient pas pour ponctuer leur arrivée par de joyeux coups de klaxon.

Parmi tous ces visiteurs, on comptait des parents sans leurs enfants — ces derniers ayant été confiés à une vieille tante, ou enrôlés dans une colonie de vacances; des maris momentanément sans femme — généralement adeptes de la pêche à la truite et ennemis du garde champêtre; des abbés sans paroisse — doués soit d’un bon appétit, soit d’un solide sens de l’humour; des oncles, des tantes et toute la ribambelle de cousins et de cousines qui leur étaient rattachés, etc., etc. Une solide amitié réunissait tout ce petit monde : on avait connu les mêmes épreuves, on s’était rendu service, dans le civil comme à la guerre, on partageait les mêmes valeurs de charité et de loyauté, on était ou on avait été, à un moment de son existence, des fils et des filles de la Tunisie.

Le voyage commençait par un vol de plus de trois heures entre Tunis et Marseille, dans un de ces gros avions à hélices, merveilles de la technologie française, où les passagers se trouvaient déjà répartis sur deux ponts. À cette époque, les aéroports étaient peu fréquentés, et il était presque aussi simple de prendre l’avion que de monter dans un autobus. Comme par miracle, l’automobile de mon père nous attendait à notre arrivée à l’aéroport de Marseille. Et bientôt, dans l’après-midi, nous apercevions les premiers contreforts des Alpes, avec leurs vertes prairies en pente et leurs bois sombres. À partir de là, les routes étaient généralement bordées par un petit ruisseau, au courant clair, vif et chantant. Pays d’abondance où on se permet de gaspiller l’eau, de jeter l’or blanc par les fenêtres, réminiscences du jardin d’Eden.

La nuit finissait par tomber, pendant ce voyage au bout du monde, mais c’était une nuit étrange, comme tout le reste. Dans les pays normaux, le ciel de nuit est d’un noir profond, tout le monde le sait. Eh bien, en France, non, le ciel est gris. Comme toujours, les parents ignorent le pourquoi de cette anomalie. Ils savent acheter un billet d’avion, expédier une auto par cargo, manier le changement de vitesse de cette même auto, mais ils ne savent pas pourquoi le ciel est gris la nuit, au lieu d’être noir, dans ce pays exotique, dont les réserves d’eau sont inépuisables.

— Quand est-ce qu’on arrive? C’est loin où on va?
Éternelles questions formulées par les enfants sur les banquettes.
— On est presque arrivé. C’est de l’autre côté de ces montagnes, que tu vois, là-bas.
Encore une fois, il s’agit d’une réponse approximative dont les parents sont friands, car sitôt arrivés dans la vallée suivante, on aperçoit une nouvelle chaîne de montagnes qu’il faudra franchir à son tour. Et toujours ce ciel, qui refuse d’être opaque.

Tout d’un coup le temps s’est mis à filer, et nous nous sommes retrouvés en pleine nuit devant une maison noire, à Samoëns, en Savoie. J’avais presque trois ans.

À cet âge, on dispose de peu de liberté. Les grands décident de tout, de l’heure des repas, du goûter, de la sieste, ils nous disent à quoi jouer et quand jouer. En fait c’est nous, les mioches, qui sommes les véritables jouets. Trop petits pour faire des bêtises, trop mignons pour ne pas servir de poupée à qui veut bien s’amuser à nous habiller et à nous coiffer.

On nous avait confiés, mon cadet et moi, à une gentille jeune fille du village, prénommée Odette. Mon grand frère, jamais avare de surnoms, l’appelait Cote-Codète, en l’honneur du poulailler voisin. Quand elles s’ennuyaient, mes grandes sœurs et Odette nous faisaient des houppettes. Elles commençaient à nous peigner, en nous arrachant les cheveux, puis, n’ayant pas de brillantine à leur disposition, elles nous crachaient sur les mèches, afin de les faire tenir. Mon cadet se montrait toujours docile, mais moi, je résistais, inutilement, pour le plus grand plaisir de nos cruelles persécutrices.

Que faire, l’été, après dîner, sinon se promener en famille dans la nuit tiède, les pieds dans l’ombre et la tête dans les étoiles? Et toujours, au moment de se mettre en route, la question rituelle : « Où allons-nous? » Petit ou grand, chacun est autorisé à donner son avis. Aussi, un soir que toute la compagnie, famille, amis et même voisins, était réunie sur le perron, je suggérai une promenade jusqu’au bord de la mer. Ces dames, mère, grandes sœurs, cousines, aides de camp, eurent tôt fait de se moquer de moi. Ces dames, faut-il bien préciser, car les hommes ne pensaient jamais à se moquer des petits garçons. Je dois dire que ces moqueries répétées ne m’ont nullement perturbé, quoi que puissent en penser les psychologues modernes. J’ai toujours attribué les sarcasmes des adultes au manque naturel de subtilité qui les caractérisait, trop absorbés qu’ils étaient par des préoccupations bassement terre à terre.

« Mais qu’il est drôle, ce petit. Tu ne sais pas qu’il n’y a pas de mer ici? »
Pas de mer? Quel pays insolite! Des montagnes énormes, de l’herbe verte et des ruisseaux en plein été, je veux bien. Mais pas de mer? Dans ce vaste monde, il existerait des villes, villages et autres lieux géographiques privés d’un bord de mer dûment attitré? Est-ce un nouveau mensonge pieux? Non, cette fois, la chose paraît vraie. Il n’y a pas à dire, les voyages forment la jeunesse.

 

La Suisse

Deux ans plus tard, nous séjournions à Val d’Illiez, dans le Valais suisse. Cette fois, ce fut ma mère, enceinte de sept mois, qui nous conduisit à travers vallées et cols jusqu’à destination. Je n’ai gardé aucun souvenir de ce trajet, mais il m’arrive encore, bien des années après, de refaire en rêve un voyage interminable, qui m’amène, depuis la Méditerranée, jusqu’à une vallée verdoyante, de l’autre côté de la frontière suisse.

Une famille de nos amis avait loué le chalet voisin, aussi les occasions de sortie étaient-elles multiples. En jeep jusqu’à la scierie aux parfums d’épicéa, en téléphérique jusqu’à la table d’orientation, ou tout simplement à pied, le long du ruisseau qui marquait la limite de notre propriété.

Ce ruisseau, j’ai eu l’occasion de l’examiner souvent, de près, par moi-même, et de très haut, grâce notamment à une ruse mon grand frère, toujours en quête d’un coup fumant. Il faut préciser que, contrairement aux maisons carthaginoises, bâties en maçonneries et percées de profondes fenêtres protégées par des barreaux, les maisons suisses sont faites de bois et affublées de plateformes ouvertes sur l’immensité que les indigènes appellent « balcons ». Mon grand frère n’eut aucun mal à nous convaincre, mon cadet et moi, de nous rendre sur le balcon attenant à la chambre de mes parents et donnant sur le ruisseau. Or, cette chambre se trouvait momentanément inoccupée puisque mon père était à Tunis, et ma mère, au village voisin.
— Venez, disait-il, une magnifique surprise vous attend.

Dès que nous fûmes sur le balcon, cherchant en vain, à travers la balustrade, la surprise promise, mon grand frère rentra précipitamment dans la chambre, referma la porte à clé derrière lui, et se sauva en courant. Cette fuite inopinée prouvait manifestement que nous courions un grand danger sur notre perchoir exotique. Où trouver notre salut? La porte-fenêtre résistant à toutes mes tentatives d’effraction, j’optai pour une autre stratégie, qui consistait à convaincre mon cadet d’être aussi inquiet que moi. Il est bien connu que « lorsque les sous-fifres ont le trac, le premier violon se décontracte ». L’inquiétude est une nuisance dont on se débarrasse aisément en la refilant à quelqu’un d’autre. Il s’agit du même principe que pour la fausse monnaie. Hélas, mon cadet, aimable de caractère et optimiste sur la nature humaine, préféra jouir paisiblement du paysage enchanteur et helvétique.

Après une éternité, des bruits de pas se firent entendre en contrebas, et mon grand frère apparut au pied du balcon, guère plus grand qu’un écureuil. Il avait manifestement quelque réjouissante information à communiquer aux petits prisonniers du perchoir.
— Hé, là-haut, les pitchis! Vous ne pouvez plus sortir, j’ai perdu la clé, et le balcon va bientôt tomber.
Mon grand frère resta là un moment, à répéter son message de mauvais augure, puis, lassé ou craignant le retour de ma mère, il dévala la colline et disparut derrière un bosquet.

Je ne me souviens plus très bien de la suite des évènements, mais tout ce que je puis affirmer, c’est que le balcon ne tomba pas, et que ma mère nous fit délivrer dès son retour du marché.

Mes deux grandes sœurs nous avaient accompagnés en Suisse. L’aînée de la famille, amie de l’aînée du chalet voisin, était toujours par monts et par vaux, sans jamais s’ennuyer. Curieusement, elle fréquentait peu mon grand frère, son cadet de deux ans, allez savoir pourquoi, un brave garçon qui savait tout et en qui j’avais une totale confiance. Ma seconde grande sœur, coincée entre les deux plus vieux et les deux plus jeunes de la famille, se retrouvait souvent seule. C’était une chic fille, généreuse et charitable, et parfois têtue. Un jour, dans un de ses rares moments de révolte, elle chipa la lourde clé du chalet pour la balancer dans le ruisseau.

Quelle histoire! Quand ils font une grosse bêtise, les jeunes professionnels du mauvais coup, comme mon grand frère, savent s’éclipser jusqu’à la fin de l’orage. Mais ma seconde grande sœur n’était qu’une simple néophyte, aussi fut-elle rapidement capturée et soumise à une engueulade carabinée.

Pendant ce temps, tout le monde, famille et voisins, se met à chercher la clé, certains descendent le ruisseau, d’autres le remontent. On se croise, on se désole, on enguirlande à nouveau ma pauvre sœur. Rien. La clé reste introuvable. Souhaitant venir au secours de la malheureuse, je m’approche des adultes, en prenant bien soin de faire un détour pour éviter de passer sous le balcon de funeste mémoire, et je leur suggère, afin de faciliter leurs recherches, « d’arrêter le robinet du ruisseau ».

Raisonnement tout à fait logique pour un petit Carthaginois, suivi de quolibets injustifiés. D’après ce que j’avais pu observer dans ma courte vie, l’eau coulait des robinets bien plus qu’elle ne coulait des ruisseaux. D’ailleurs, dès le lendemain, le grand garçon à la jeep, qui travaillait à la scierie, vint fermer la vanne du ruisseau, située de l’autre côté de la route, à l’entrée du petit pont de bois. De nombreux villages de montagne sont en effet équipés, depuis des siècles, d’un savant système de distribution des ressources hydrauliques, allant de pair avec un ensemble de règles communautaires qui ne sont écrites nulle part, mais que tout le monde respecte.

Et puisqu’il est question de cette matière fascinante appelée « eau », il me faut raconter un des prodiges accomplis par mon père cet été-là. Nous étions partis cueillir des fraises sauvages le long des chemins, à la lisière des forêts, lorsque mon père aperçut à flanc de coteau un talus dénudé, mi-sable mi-argile.
— Oh, regardez! s’exclama-t-il, prenant à témoin un ami de la famille qui nous accompagnait, il y a une source ici.
On ne voyait pourtant rien de particulier, mais voilà mon père qui enfonce son index dans la glaise tendre, perçant facilement un trou. Quelques secondes plus tard, un filet d’eau commence à s’écouler de l’orifice, tout d’abord de l’eau trouble, comme si un nuage y avait été emprisonné. Le débit augmente progressivement, le nuage se dissipe, et la source se met à chanter et à briller au soleil. Mon père avait fait surgir une source du néant, tel Moïse avec sa baguette magique.

Plus tard, dès que j’apercevais un talus d’aspect favorable, je tentais la même expérience. Sans succès, jusqu’à la fin des vacances. Je ne possédais manifestement pas les pouvoirs surnaturels de mon père.

 

L’Autriche

Il me faut justement relater une étrange aventure de mon père, toujours dans les Alpes, au cours d’un voyage que j’ai raté de peu, puisque ma mère accoucha de moi deux ou trois semaines après son retour. Pour cela, je dois faire appel aux souvenirs de mon grand frère, qui a eu, en l’occurrence, l’immense avantage de naître cinq ans avant moi.

Tout est parti d’une étrange photo, trouvée au fond d’une boîte de chaussures, où l’on aperçoit une fillette de cinq ans et un bambin de trois ans costumés en petits soldats de l’Armée rouge. La scène se passe en bordure du Danube, dans un champ recouvert d’une mince couche de neige piétinée. Les deux enfants ne sont nuls autres que ma sœur aînée et mon grand frère, et le caméraman ne peut donc être que mon père. C’était en 1949, moins de quatre ans après la fin de la guerre.

Voici ce qu’en dit mon respecté grand frère, après avoir questionné ma mère sur cet épisode singulier, et une fois en possession de divers documents, dont le livret militaire de mon père :

« Au cours du premier voyage en Autriche, Norbert [mon père] s'est “égaré” et nous sommes passés en zone soviétique. La façon dont nous sommes habillés, M [ma sœur aînée] et moi me laisse rêveur. Je n’ai pas de souvenirs de ce voyage de 1949, juste une vague image d’un tas de soldats qui riaient autour de moi. Est-ce de là que vient la tenue quasi militaire que nous portons? Je connais l’histoire du passage “involontaire” en zone soviétique parce que G [ma mère] me l’a racontée. Mais qui diable avait prêté une voiture à Norbert? Pourquoi ce voyage de plusieurs milliers de kilomètres via l'Italie? Norbert n'est pas supposé avoir fait la guerre en Autriche. Je n'ai jamais rien pu savoir là-dessus mais Norbert était un “officier de liaison” apprécié des Américains, alors je suppose que ce premier voyage n'était pas innocent et que le passage en zone soviétique d'une famille entière n'était pas accidentel. »

« En 1951, Norbert avait passé au Tyrol une soirée à boire et discuter au moyen d'un dico français-allemand avec un type qui s'était trouvé face à lui pendant la guerre. Je n'ai jamais réussi à savoir où et quand. Mes souvenirs de ce second voyage en Autriche sont plus clairs, et même A [ma seconde grande sœur] se souvient de l’hôtel des trois petits bassets au Tyrol, où elle a essayé de marcher sur l’eau pour caresser un cygne. M [ma sœur aînée] se souvient aussi de la baffe qu’elle a pris pour avoir sauvé A de la noyade. Voyage en Quatre-chevaux par l’Italie, avec halte à Bisuschio [village natal de ma grand-mère paternelle, près du lac de Lugano]. Au moins une journée à Vienne. G [ma mère] et A n’étaient pas montées dans la grande roue du Prater mais pour moi, la seule merveille de Vienne, c’était le bonhomme en métal perché sur une roue, dont le cigare s’allumait à chaque fois qu’une auto tamponneuse le bousculait. C’était en juillet ou en août et G [ma mère] était enceinte jusqu’aux yeux. Était-ce bien raisonnable d’entreprendre un tel voyage en voiture? »

Je vins au monde avant la mi-septembre de cette même année.

Quant au mystérieux militaire autrichien, un de mes oncles prétend qu’il s’était trouvé nez à nez avec mon père, pendant la retraite de 1940. Ces deux jeunes hommes s’étaient d’abord tenus en joue, le doigt sur la gâchette, les yeux dans les yeux, si près l’un de l’autre que, leur sentiment d’humanité l’emportant sur le sens du devoir, ils ne purent se résoudre à s’ôter mutuellement la vie.