1. LES BORNES ÉTROITES DU MONDE CONNU

Le Robabec
Les capucines
Les loups verts
La femme de mauvaises mœurs
Le coiffeur
Perdu dans la grande ville
Mon père avait aussi un père
Une dame admirable
Le mariage et la reproduction
Le téléphone arabe
L’indépendance

…Mais commençons par le commencement. Retournons à l’âge où le bambin que j’étais se rendit soudainement compte qu’il vivait, et que, par conséquent, il risquait aussi de mourir. À cette époque, je croyais encore que la terre était plate, et que ses extrémités se situaient à moins d’un jour de marche de notre modeste demeure.

Le Robabec

Un homme taciturne descendait parfois la rue de l’Hacienda, entre l’heure de la sieste et celle du goûter. On pouvait l’apercevoir au loin, cheminant d’un pas lent, par-delà le terrain de tennis du grand-père, disparaissant derrière un amandier pour émerger, miraculeusement, quelques instants plus tard, dans quelque trouée du paysage. Ce singulier personnage traînait toujours, par-dessus son épaule, un grand sac à charbon, assorti à sa longue robe de bure, qui le faisait ressembler au Saint Joseph de la sacristie.

Qui était-il donc, cet homme vaguement inquiétant? Que de mystères à éclaircir quand on n’est encore qu’un petit garçon de trois ou quatre ans et qu’on n’a, pour ainsi dire, jamais quitté le pâté de maisons où on a vu le jour!

De toute évidence, le bambin avisé ne peut compter sur ses parents pour lui transmettre les secrets du monde. D’abord, les parents demeurent généralement introuvables lorsqu’on a besoin de leur concours. Le père est parti au bureau, le sourire aux lèvres, dans sa voiture, qu’il pilote lui-même. C’est dire qu’il est doté de pouvoirs surnaturels, hors de portée des simples mortels que sont les enfants. La mère, quant à elle, est occupée à bavarder avec la couturière ou la femme de ménage, dans une des pièces de cette immense maison familiale, qui me paraîtra, un jour, minuscule. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de disponibilité des parents. Le véritable problème est le suivant : est-il vraiment prudent pour un enfant d’accorder sa confiance à ces êtres d’une autre race que la sienne, ou à tout autre adulte?

La nuit dernière, un fantôme m’est justement apparu en rêve. Comme ses sinistres collègues des autres nuits, ce personnage avait élu domicile dans un emplacement stratégique des environs. Il est bien connu que les fantômes qui se plaisent à tourmenter les bambins élisent domicile dans les cachettes sombres se trouvant plus ou moins à proximité de la chambre à coucher de leurs victimes, telles que la buanderie du jardin, le fond du poulailler de ma grand-mère ou le garage désaffecté du voisin, quand ce n’est pas carrément dans la cave obscure de la maison. Les grandes personnes de ma famille, qui ne croient pas aux esprits, vous diront que notre maison n’a jamais eu de cave, mais ont-ils seulement pris la peine d’aller vérifier la chose!

Or, le fantôme de la nuit dernière, aux traits d’abord indistincts, a fini par prendre sournoisement le visage de mon père. Et ce matin, dans la lumière du jour, il me semble que mon cher papa arbore une étrange allure : un faux sourire découvrant une dent trop brillante et légèrement oblique… Suis-je en présence d’un imposteur? Cela n’est pas exclu.

Apparemment, il existe deux catégories de fantômes : les fantômes inconnus et les fantômes familiers. Ces derniers imitent habituellement l’apparence de certains membres de la famille… Mais ne devient pas fantôme qui veut. Le candidat idéal doit posséder quelques qualités exceptionnelles, telles que celle de savoir commander aux chiens… Ce qui est justement le cas de mon père et de ma grand-mère maternelle (dont la résidence est d’ailleurs située en face de la nôtre). Un seul regard de mon père, droit dans les yeux de la bête, et celle-ci se prosterne en remuant la queue. Ma grand-mère, quant à elle, les subjugue par le verbe. Un impérieux « couchez-vous! », et le pire des dogues se soumet instinctivement à son autorité. Ma grand-mère vouvoie d’ailleurs les chiens, comme elle vouvoie les chats, ainsi que les enfants n’appartenant pas à notre famille. Elle vouvoie même mon grand-père.

Ma mère, de son côté, ne joue jamais le rôle du fantôme dans mes rêves de bambin. Est-ce parce qu’elle est trop jolie et trop indulgente, ou bien parce qu’elle manque singulièrement de fantaisie pour se permettre une telle métamorphose? Mon grand-père maternel n’est pas non plus du genre à se prêter à de telles excentricités. Il est bien trop absorbé par son poste de radio à lampes, son dictionnaire scientifique en plusieurs volumes et son Virgile en version latine. Si fantôme il y a, ce ne peut être que mon père tout puissant ou ma grand-mère intrépide (et cyclomotoriste).

Toutefois, si ma mère n’est pas un fantôme déguisé en femme, cela ne la rend pas pour autant digne de confiance. Comme tous les adultes, ma mère vit dans un autre monde que le nôtre, et elle n’entend rien aux lois de la terre et de la nature. Les fruits de la mauve sont-ils comestibles? Elle n’en sait rien. Est-il possible de fabriquer de la boue avec du jus d’oxalides écrasées, quand on n’a plus accès au robinet de jardin? La gale d’un chat se guérit-elle en oignant son pelage de pétrole? Est-il vrai que le chat noir et blanc guéri de la gale vivait autrefois chez une riche héritière avant d’élire domicile dans la ruelle qui longe notre jardin? Une mère, et surtout la mienne, ne s’intéresse jamais à ces questions fondamentales, et saurait encore moins y répondre.

Alors que faire pour percer le secret de l’homme au sac à charbon, qui descend silencieusement la rue de l’Hacienda, l’après-midi, avant le goûter? Il faut tout simplement s’adresser à un initié. Or, le quartier de mon enfance possédait justement un initié, qui n’était autre que mon grand frère, celui-là même qui m’avait enseigné les mots gale, héritière et bidon de pétrole.

Comme je guettais l’homme au sac en compagnie de mon blond cadet, derrière les balustres de la véranda, mon grand frère, s’apercevant avec une certaine joie de notre inquiétude, vint nous rejoindre.
— Ce type s’appelle un robabec.
Un robabec! Fichtre! Certains mots inconnus ont le pouvoir de vous flanquer une trouille bleue. D’autant plus que si on dit « un » robabec, c’est que ce diable d’homme n’est pas le seul dans sa confrérie.

De toute évidence, mon grand frère était un homme de science. On voyait en effet passer, dans les rues, de tels pèlerins, solitaires comme ce Saint Joseph, qui s’annonçaient de loin en loin, en criant des « robabec! » entrecoupés de longs silences. Puis, au moment où on n’y pensait déjà plus, le cri retentissait soudain, à deux pas de la maison, comme si le robabec avait fait un saut dans le temps et l’espace. Et le bonhomme sombre surgissait, à la vue de tous, imperturbable.

— Vous savez à quoi ça sert, son sac, au robabec? d’ajouter mon grand frère après nous avoir fait mariner dans notre inquiétude.
Mais non, on ne savait pas. Nous n’étions que des bambins.
— Eh ben, il est vide, son sac, tu vois. Et tu sais ce qu’il met dans son sac, pour le remplir? Il met des petits enfants de votre âge.

Terrifiante découverte! Heureusement, mon grand frère était là pour nous mettre au parfum.

Comment nous protéger du robabec? Il ne fallait certes pas compter sur nos parents, qui ignoraient non seulement la terrible réalité, mais qui se seraient de toute façon refusés à admettre l’évidence. On ne pouvait pas compter non plus sur le grand frère, qui n’avait ni le pouvoir ni la volonté de nous protéger. Non, pour échapper à un funeste enlèvement, nous ne devions compter que sur la baraka. Quand on est bambin, le maître mot n’est pas « aide-toi, le Ciel t’aidera », mais « avec de la chance, tu t’en sortiras, car on ne peut rien contre le destin ». Ce fut notre première religion.

Ainsi, mon grand frère, jamais avare de ses lumières, nous instruisait progressivement des mystères de la vie, dans cette Carthage de notre enfance.

Plus tard, je pus constater que les robabecs constituaient une corporation de travailleurs indépendants et concurrents. Si leurs territoires de chasse pouvaient se chevaucher, ces personnages organisaient leur agenda de façon à ne jamais s’y croiser. Chacun possédait son propre cri de guerre, véritable marque de commerce chantée selon une mélodie unique en son genre : « Robabec! Rooobabekia! Babekkia! » (d’après l’italien « roba vecchia »). L’un d’entre eux, pour mieux se distinguer des compétiteurs, avait même créé l’inimitable formule de « Babiii! », fredonnée avec une tessiture de basse. Ce génie du commerce, spécialisé dans l’achat de bouteilles vides d’un litre, était le seul robabec motorisé du quartier. Il possédait en effet un vieux vélo, muni d’un couffin, qu’il poussait le long des rues, et sur lequel il ne grimpait jamais.

 

Les capucines

Mon père, agronome de formation, cultivait une passion particulière pour les fleurs : chèvrefeuille grimpant sur un côté de la véranda; bougainvillier pourpre sur l’autre; bignonia, lantana et jacaranda contre les murs ou dans les haies; un immense mimosa couvert de pépites d’or sous le pâle soleil d’hiver; et toutes ses annuelles préférées. J’ai su dire zinnia, canna et dahlia une bonne quinzaine d’années avant de connaître les expressions bœuf bourguignon et coq au vin.

Un soir, mon père rapporta d’une petite tournée dans le bled une curieuse cargaison. Tout content, il ouvrit le coffre de sa Panhard, pour nous montrer son butin : des piles de carreaux en céramique glacée, de couleur turquoise, offerts par un artisan de Nabeul. Il convia les trois « grands » de la famille à décharger le trésor dans le jardin, sous l’œil sceptique de ma mère. Mon cadet et moi devions rester à distance, pour une de ces raisons inexplicables dont les parents ont le secret. J’avais alors quatre ans.

Les jours suivants, une fosse peu profonde, mais assez vaste, fut creusée entre les quatre arbres qui délimitaient la partie centrale de notre jardin. Puis, l’enthousiasme initial étant vite retombé, le chantier fut abandonné pendant quelque temps. Enfin, un samedi après-midi, mon père revint à la maison avec un monsieur d’âge mûr, teint basané par la vie en plein air, sourire aux lèvres, dent en or, cigarette à l’oreille et chéchia décolorée vissée sur le crâne.
— Ce Monsieur est notre jardinier. Il s’appelle Bayali (le “père Ali”).

Les travaux reprirent de plus belle, et comme Bayali ne ménageait pas sa peine, l’œuvre imaginée par mon père fut bientôt achevée. Il s’agissait d’un bassin d’une profondeur de vingt centimètres, entièrement pavé de ces éclatants carreaux de céramique turquoise. Il ne restait plus qu’à laisser sécher le mortier et à remplir le bassin, à l’aide d’un précieux instrument interdit aux enfants, comme tous les jouets merveilleux, et nommé « tuyau d’arrosage ». Dès le lendemain, la surface du bassin, agitée par les remous du jet d’eau, scintillait au soleil. Un véritable jardin d’Alhambra.

Bayali, une fois n’est pas coutume, restait oisif, et admirait le résultat d’un œil satisfait. Ce brave homme resta notre fidèle jardinier pendant des années. Bayali était Lybien, ce qui explique sa faible connaissance de la langue française, dont il ne maîtrisait que les phrases suivantes : « Tian na lizaloumites? (Avez-vous des allumettes?) », « La barouite li cassir. (La brouette est cassée.) » et « Ili où son père? (Où se trouve Monsieur votre père?) ». À l’époque, c’était les Lybiens qui émigraient vers la Tunisie en quête d’un travail.

Mon père conversait généralement avec Bayali en arabe dialectal, mais leur complicité ne s’arrêtait pas là. Un jour que j’avais rapporté des mauvaises notes de l’école, je devais alors avoir dans les dix ou onze ans, mon père, pris d’un soudain accès de mauvaise humeur, s’écria : « Le fils de Bayali, qui habite dans un gourbi en terre battue, eh bien, il est premier de sa classe! ». C’était là une de ces paroles de père auxquelles les enfants ne prêtent guère attention. Tout ce que je retins de cette admonestation, ce fut que Bayali, comme tout mortel, possédait bel et bien un domicile, et que mon père en connaissait l’emplacement.

Quelques mois plus tard, alors que je passais devant le petit carré de verdure situé entre la file d’orangers et le mur blanchi à la chaux de notre propriété d’alors, je surpris un grand jeune homme en train de faire paître son mouton. Il avait fière allure, avec son pantalon long et ses cheveux noirs, coiffés à la mode sud-américaine. Cependant, avec cette méchanceté naturelle qui caractérise bien des enfants, entre l’âge de raison et le premier amour, mon premier réflexe fut de le chasser de chez nous. Le jeune homme, sans se démonter, esquissa un sourire : « C’est votre père qui m’en a donné la permission. » Et il continua tranquillement à promener au bout de sa corde un mouton insouciant du calendrier. Le malheureux ovidé ne se doutait d’ailleurs pas que la Pâque musulmane approchait à grands pas et qu’il serait convié à la table d’honneur. Devant l’attitude résolue de ce jeune homme, et un peu honteux de ma propre conduite, je n’eus d’autre choix que de battre en retraite. Quand il me vit tourner les talons, le jeune homme me lança, toujours d’un ton courtois et mesuré : « Vous direz à votre père que j’ai réussi mon bac! »

Je me gardai bien de relater cette aventure à mon père, mais j’appris, en toute confidence, de la bouche de mon grand frère, que ce jeune homme était le fils de Bayali, et que ses études avaient été financées par mon père.

Mais revenons à notre bassin merveilleux, je n’avais alors que quatre ans, un âge où on ne connaît pas encore la méchanceté, et où on commence à peine à distinguer le bien du mal.

Mon père ne se lassait pas d’admirer son bassin rempli d’eau. Cependant, il manquait un petit quelque chose, une touche de couleur. Ce furent bientôt des poissons rouges, ramenés du marché de Tunis, qui vinrent mettre en relief le turquoise des tuiles. Des poissons au nombre de quatre, comme les quatre arbres qui surplombaient les quatre coins du bassin. Spectacle d’autant plus fascinant que ces nouveaux pensionnaires, qui semblaient avoir été créés exprès pour ce bassin, suivaient, dans leurs éternelles pérégrinations, une trajectoire absolument imprévisible.

Quelques semaines plus tard, mon père, jamais à court d’inspiration, décida de biner une étroite bande de terre autour du bassin et d’y semer des capucines. Son travail terminé, il s’installa sur une chaise longue, d’où il pouvait lire le journal tout en admirant les résultats. Car, à cet endroit où nous, simples mortels, ne voyions que de vulgaires mottes de terre retournées, mon père apercevait déjà l’éclat des fleurs de capucines jaunes, orange, vermillon et carmin, épanouies sur un tapis de feuilles émeraude, rondes, vernies et fraîches. L’écrin idéal pour le bassin, la perle de notre jardin.

À quatre ans, on finit toujours par s’ennuyer, même si on a pour compagnon un petit frère de trois ans. Les journées sont longues quand on ne va pas à l’école, dont on soupçonne d’ailleurs à peine l’existence. Voyons, que font les adultes lorsqu’ils sont dans le jardin et qu’ils ne lisent pas le journal? Eh bien, ils cueillent des fleurs, parbleu! Quelle activité passionnante, n’est-ce pas, mais est-ce bien licite? Personnellement, je n’ai jamais entendu parler d’une interdiction formelle de cueillir des fleurs. D’ailleurs, pour le moment, les parents semblent absents, et les capucines du bassin sont en pleine floraison. Par mesure de précaution, je convaincs mon cadet de me prêter main-forte, ce qu’il fait avec sa complaisance habituelle. Quand on commet un crime à deux, on n’est coupable qu’à moitié!

Bientôt, toutes les capucines, fleurs et feuilles, se retrouvent dans le bassin turquoise, dont elles recouvrent toute la surface. Mais voilà que l’auto de mon père s’annonce dans la rue. Déjà l’heure du déjeuner? Comme le temps passe vite quand on travaille avec ardeur!

Jusque-là, je n’envisageais le retour de mon père que sous son aspect virtuel. Mais cette ombre qui se profile derrière la haie est bien réelle. En cas de panique, il n’y a pas à tergiverser : l’être humain doit chercher son salut dans la fuite. Je connais justement une bonne cachette, dans notre chambre, derrière le lit de mon cadet, que j’entraîne avec moi.

Des bruits de pas résonnent dans l’entrée. Mon père vient de rentrer dans la maison. Peut-être se dirige-t-il tranquillement vers la table de la salle à manger. Mais non, il n’est pas seul! Mon grand frère l’accompagne, et le conduit tout droit vers la « chambre des garçons ». Nous sommes trahis!

Mon cadet, qui ignore encore l’existence de cette fâcheuse coutume des adultes appelée punition, reste planté au milieu de la chambre, alors que je le presse de me rejoindre dans ma cachette. Trop tard. Le grand maître vient de faire irruption dans la chambre. Il reste un moment interdit devant le doux regard de mon blondin de cadet, puis, guidé par le doigt inquisiteur de mon grand frère, il tourne la tête dans la direction de ma cachette et m’ordonne de me montrer. Je n’ai plus d’autre choix que de me rendre à l’ennemi, qui, après la défection de mon cadet, se retrouve en supériorité numérique.

Curieusement, il ne fut jamais question de punition. On nous enjoignit instamment d’oublier toute l’affaire. Il suffisait de ne jamais en reparler pour qu’elle n’eût jamais existé. Mon estimé grand frère, qui semblait avoir déjà goûté personnellement aux châtiments paternels, en conçut peut-être de l’amertume.

Le lendemain de cet incident, les quatre poissons flottaient à la surface de l’eau, le ventre à l’air. Quelque chat de gouttière en maraude était parvenu, au cœur de la nuit, à les atteindre de ses griffes redoutables, et n’avait quitté la scène du crime qu’après avoir exterminé nos quatre paisibles pensionnaires. Quel monde étrange, et parfois cruel, que celui dans lequel nous vivions!

 

Les loups verts

Un bambin se donne volontiers corps et âme à ses travaux. Pendant qu’il inonde la salle de bain, qu’il saccage les platebandes ou qu’il croque un morceau de sucre, le monde extérieur n’existe plus, la terre s’arrête de tourner. Puis il revient lentement sur le plancher des vaches, et voilà que des bruissements confus s’échappent de la porte de la cuisine, ou à travers la fenêtre de la chambre. Attention, danger! Les adultes sont en train de discuter. Que dis-je, discuter? Ils complotent! Approchons-nous prudemment.

Lorsque les rumeurs proviennent de la chambre à coucher, il n’y a pas à s’inquiéter. Ma mère est en train de dialoguer avec Rita, la jeune couturière italienne, qui vient chez nous un après-midi sur deux. Par mesure d’économie, ma mère fait coudre tous nos vêtements par Rita : chemises, shorts et maillots de bain, et même les gants blancs des jours de fête. Il est probable que Rita est également chargée de nous surveiller, aussi vaut-il mieux éviter de faire du chahut pendant qu’elle découpe un patron, qu’elle taille le tissu, qu’elle faufile un ourlet, ou qu’elle s’adonne à toute autre activité silencieuse. Non, il est plus prudent d’attendre le signal donné par la machine à coudre avant de faire une bêtise (dans le cas des cadets) ou d’entamer une dispute (pour les aînés). Tôt ou tard, l’inévitable vrombissement de la machine à coudre se déclenche… et la voie est libre.

Hélas, un jour, on aura grandi. Le doux et rassurant ronronnement de la machine à coudre qui rythmait les après-midis familiaux se sera éteint à jamais, et les êtres chers auront disparu.

Ma mère écoute la jeune couturière, plus qu’elle ne lui parle. Il est question du fiancé de Rita, qui est menuisier dans une échoppe du Kram, de son futur mariage, ou encore de la santé de sa mère. Alors que nous, les sales mioches, nous tutoyons la couturière, ma mère vouvoie Rita et s’intéresse à sa vie. Ce genre de conversation entre ma mère et la couturière ne porte pas à conséquence pour les enfants et ne présente d’ailleurs aucun intérêt pour eux.

Lorsque les bruits de voix proviennent de la cuisine, cela signifie par contre qu’un grand danger plane sur nos têtes. Et de fait, ma mère est en train de conspirer avec Madame Matz sur la façon de nous forcer à manger un œuf à la coque au dîner. Comme Rita, Madame Matz vient chez nous régulièrement. J’ignore ses fonctions exactes, mais elle m’a toujours surnommé « mon fils ». Elle a commencé à s’occuper de notre famille lors de ma naissance, alors que mon grand frère avait déjà cinq ans. Comme quoi il est parfois moins avantageux d’être un grand frère qu’un petit. Ma mère et Madame Matz se vouvoient et se donnent du « Madame », et toute la famille est tenue d’en faire autant.

Puisque ma mère et Madame Matz préparent un mauvais coup pour le dîner, il vaut mieux nous retirer, mon cadet et moi, derrière la maison, dans un lieu si éloigné qu’on oubliera peut-être notre existence. Peine perdue. Sept heures du soir ont sonné et nous voilà découverts. Nous sommes convoqués à la table de la salle à manger où, en qualité de « petits », nous prenons notre dîner avant le reste de la famille.

Je ne me souviens plus de mes motivations profondes de l’époque, mais il était hors de question pour moi de manger mon œuf à la coque.
— Si tu ne manges pas ton œuf à la coque, tu iras réfléchir dans le coin du jardin.

C’était donc ça, leur nouvelle trouvaille, cet après-midi dans la cuisine! Perspective terrifiante. Le coin en question, à la frontière de la propriété du voisin, était l’endroit le plus sinistre de notre jardin. Nous n’avions qu’un seul voisin, car notre terrain était bordé, sur l’arrière, par une petite allée en terre battue, sur le côté par une ruelle, aussi en terre battue, et sur le devant par la rue, en terre battue également. Une terre ocre-jaune, qui devenait ocre-rouge sous la pluie, dans son écrin d’oxalides aux teintes vert-bleu, à l’ombre des nuages d’hiver, une terre carthaginoise.

Un seul voisin, mais quel voisin! Leur maison, à deux étages, ressemblait à une caserne de la Légion étrangère. Les filles, avec leurs cheveux blonds et crépus, noués en longues tresses, paraissaient provenir d’une autre planète. Quant aux parents, nul ne les avait jamais aperçus. On racontait aussi, fait presque surnaturel, qu’un chat avait fait une chute du deuxième étage de cet inquiétant édifice sans retomber sur ses pattes. Et toutes sortes d’autres évènements stupéfiants, dont mes grandes sœurs avaient, paraît-il, été les témoins directs (ou indirects).

Le coin du jardin! Je n’avais guère que quatre ans, mais je m’en souviens comme si c’était hier. La muraille des voisins, recouverte de crépi; le grillage rouillé nous séparant de la rue, avec ses passiflores grimpantes; la petite niche de ciment et son vieux cadenas, qui abritait le compteur d’eau; et l’arbre-à-boules, nommé ainsi à cause de ses durs fruits en grappes, que mon grand frère utilisait comme projectiles. Sans oublier le trou dans le grillage, au pied de la petite niche, passage fréquenté par tous les chats de gouttière du quartier, y compris les plus féroces. À sept heures du soir, l’arbre-à-boules enveloppait déjà ce réduit de son ombre noire et hostile.

Je revois ce coin du jardin comme si j’y étais encore, et pourtant, je crois bien qu’on ne m’y a jamais envoyé, et que les menaces n’ont jamais été mises à exécution.

— Le coin du jardin, non je veux pas y aller! Il y a des loups là-bas! m’écriais-je.
Étonnamment, ce genre de protestation avait pour effet de détendre l’atmosphère. Ma mère, qui ne semblait pas mesurer l’ampleur du danger, éclatait de rire en prenant le reste de l’assemblée à témoin.
Madame Matz, dont les principes d’éducation différaient de ceux de ma mère, tentait de me convaincre par la raison :
— Mais il n’y pas de loups ici, les loups, ils habitent au Canada.
— Oui, il y en a, j’en ai déjà vus.
Et je ne mentais pas en affirmant la chose. J’avais plusieurs fois aperçu des loups, surtout dans la maison, de vrais loups, tous noirs (et occasionnellement des loups verts, dont j’admettais qu’ils puissent n’être que des silhouettes évanescentes).

Des loups, il y en avait aussi dans la chambre où je logeais en compagnie de mes deux frères et de la machine à coudre de Rita. Mon grand frère et moi occupions les lits gigognes, et mon cadet dormait dans le lit de bébé. Le soir, on tirait le lit gigogne du dessous, ce qui laissait un grand espace vide, et obscur, sous le lit du dessus. Mon grand frère, qui connaissait ma crainte des loups, se cachait parfois dans cet espace noir pour me faire peur. Cet acteur de génie imitait si bien les loups, comment voulez-vous que moi, bambin de quatre ans, je puisse démasquer la supercherie? D’ailleurs, il y avait de vrais loups dans les autres pièces de la maison, aucun doute là-dessus.

Je précise, pour ceux qui n’ont jamais l’occasion d’habiter avec des loups, que ces bêtes féroces et sournoises se promènent de préférence dans les vastes salles à manger ou les longs couloirs, et toujours dans votre dos, ce qui les rend d’autant plus difficiles à débusquer.
— Les loups habitent au Canada. Est-ce qu’on est au Canada ici? insistait Madame Matz.
— Non, devais-je reconnaître, car j’étais, comme elle, un adepte de la rationalité.
J’ignorais le nom du pays où habitions, car je croyais alors que seuls les pays étrangers avaient besoin de posséder un nom. Il y avait la France, pays des grandes vacances, l’Italie, pays du pape et de ma grand-mère paternelle, l’Indochine, patrie de ma grand-mère maternelle et de ma mère, et le Canada, pays des loups… Et probablement quelques autres pays, d’importance mineure.

Après avoir ainsi résisté jusqu’à la dernière extrémité, il me fallait généralement m’incliner devant l’ennemi et avaler mon œuf à la coque. Les circonstances dramatiques entourant cette opération firent que je n’eus jamais l’occasion d’évaluer la valeur culinaire de ce mets. Ce n’est que bien plus tard que j’ai pu faire la découverte suivante : l’œuf à la coque est un régal.

Élucidera-t-on un jour le mystère de ces monstres qui ont tant fasciné les hommes depuis la nuit des temps? D'où venaient la bête du Gévaudan, l'abominable homme des neiges, le sasquash aux grands pieds, le chupacabra dévoreur de chèvres, le calmar géant des mers du Sud? Pour ma part, il y a longtemps que je connais la réponse. Car ces étranges personnages peuplaient déjà les coins sombres des couloirs de la maison familiale et les fourrés des jardins du quartier, et ce dès la nuit tombée. Grâce au concours désintéressé de mon savant grand frère, qui me rappelait opportunément leur existence, je tombais régulièrement nez à nez avec un de ces monstres, moi qui ignorais tout de la chaîne Himalayenne, de la cordillère des Andes et des montagnes Rocheuses, et qui, du reste, ne connaissais de l'univers que notre maison et ses alentours. Comme quoi il n'est jamais besoin d'aller bien loin pour expliquer l'inexplicable, il suffit de sonder les profondeurs de nos cerveaux d'enfants.

 

La femme de mauvaises mœurs

Avant de se retrouver à moitié ruiné par les guerres, mon grand-père maternel avait pris soin de faire l’acquisition de plusieurs propriétés limitrophes de sa villa, baptisée villa Beaulieu. Il avait d’abord acheté une vigne, de l’autre côté de la rue, ainsi que le terrain attenant. La partie centrale de la vigne fut convertie en court de tennis. Comme ils avaient trois filles, bientôt en âge de se marier, mes grands-parents comptaient sur le tennis pour attirer des jeunes hommes de bonne famille. Sur le terrain attenant au tennis, mon grand-père fit construire une maisonnette aux volets bleus et aux murs blanchis à la chaux. La maisonnette fut nommée villa Utinam, en référence à un ver de Virgile, son poète préféré.

Lorsqu’on remontait notre rue, il fallait ainsi passer entre la grille d’entrée de la villa Beaulieu et le terrain de tennis. Après le terrain de tennis, cerné par ses vignes, ses amandiers et son mûrier, on croisait la petite allée conduisant à la villa Utinam, puis on tombait sur la maison que nous habitions, la villa Candida. Grand-père, dans sa prévoyance, avait établi les titres de propriété de la villa Candida au nom de sa femme. Nous étions, ma famille et moi, de simples locataires.

Entre la villa Beaulieu et le terrain de tennis, trois vieux filaos aux troncs tortueux et aux aiguilles pendantes, qui fournissaient une ombre propice à l’automobile de mon père, lorsque celui-ci rentrait de Tunis pour le déjeuner. Les rares véhicules motorisés qui empruntaient notre rue devaient contourner le bosquet de filaos.

Les mortels se créent de savants projets d’avenir, et la vie en dispose autrement. Le terrain de tennis ne remplit pas sa mission, puisque les trois filles de mes grands-parents se marièrent sur trois continents différents, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, et que leur fils se maria sur le quatrième, l’Europe. Les vignes continuèrent cependant à prodiguer leurs généreux trésors, raisin blanc, rouge ou noir, chasselas, cardinal ou muscat, toutes les saveurs du palais, de quoi se régaler de juillet à octobre. Au milieu de ces vignes, un abricotier abandonné, qui continuait à fleurir et à mûrir sur ce qui n’était même pas une terre, mais la poussière des ruines de la Carthage antique.

Lorsque j’étais enfant, les parties de tennis se faisaient déjà plus rares, le grillage entourant le court comportait un certain nombre de brèches, et son petit vestiaire, à l’ombre d’un mûrier blanc, n’avait plus de porte. Désormais, le terrain de tennis servait, le plus souvent, à de joyeuses parties de volley-ball, qui réunissaient, pendant les mois d’été, les nombreux amis et connaissances de la famille. Ce que le terrain de tennis de grand-père avait perdu en noblesse, il l’avait regagné en convivialité. Pendant que les adultes rivalisaient de fair-play sur le court, la marmaille jouait à cache-cache, grimpait sur les arbres, ou se perchait sur le toit du vestiaire. Là, on pouvait admirer, à l’insu de cette bruyante société, le ciel bleu profond de Carthage, un ciel infini. Nous vivions dans un monde qui ignorait l’ennui et la solitude. Un monde dont le destin était pourtant de s’évanouir un jour.

Mais n’allons pas trop vite. Quand nous portions encore des barboteuses, mon cadet et moi, ce monde, le seul que nous connaissions, était pour nous éternel, et incommensurable. Une descente au tennis, de l’autre côté de l’allée, une visite chez mes grands-parents, au-delà des filaos, représentaient de véritables expéditions dans de lointains jardins d’Éden.

Derrière la villa Candida, que nous habitions, il y avait une petite allée envahie par des touffes d’avoine sauvage, dont les fruits, une fois leurs ailes déployées, ressemblaient à des hirondelles miniatures, avec leur queue fourchue. Au milieu de cette allée, un portail de fer forgé, peint à l’antirouille, qui donnait sur un perron à double escalier. En haut des marches, une lourde porte en bois surmontée d’un vasistas aux vitres dépolies, bleues, rouges et vertes. Cette porte constituait la sortie de secours de la maison du petit Michel, enfant unique de sa famille, et garçon plein de vivacité.

Dès que Michel rentrait chez lui, il se précipitait sur le perron au double escalier et se mettait à crier « Ono et Oïé! », ce qui correspondait approximativement à mon prénom et à celui de mon cadet. On peut aisément déduire, de ces cris d’invitations, que le petit Michel n’avait guère plus de trois ou quatre ans, qu’il n’était pas autorisé à quitter les limites de la propriété paternelle, et qu’il ne connaissait pas l’usage du téléphone.

Lorsque les circonstances le permettaient, nous filions vers la cour arrière de la villa Candida, pour répondre à ses appels pressants. Nous pouvions ainsi facilement communiquer, par-delà l’allée, avec notre voisin, lui derrière ses barreaux, et nous derrière notre grillage. Lorsque les autorités compétentes de notre maison — ma mère, la couturière, ou toute autre adulte de sexe féminin — nous en donnaient la permission, nous nous empressions de rejoindre notre voisin, en faisant le tour par la ruelle conduisant à la villa Utinam.

Qui dit voisin, dit pays des merveilles. Là où mon père aurait planté un oranger, le sien a fait pousser un citronnier. La fenêtre de notre cuisine donne vers la mer, la sienne fait face à la grand-route. Notre salon est pavé de porcelaine fantaisie, le sien a un plancher en bois dur, avec un tapis persan au milieu.

Étant donné que Michel est enfant unique, il possède toute une panoplie de jouets. Après avoir demandé la permission à sa bonne, il installe un petit train sur le tapis persan. Passionnante activité si elle n’était pas d’emblée gâchée par la perspective de la rançon à payer plus tard, quand il faudrait ranger tout ce désordre!

Une maison, c’est bien beau, mais on finit toujours par s’y ennuyer, surtout quand il y a trop de jouets. Pour un bambin, rien ne vaut le jardin, avec ses platebandes, ses allées, sa buanderie et tous ses mystérieux recoins. Le perron à double escalier, par exemple, constitue une magnifique cachette à la mesure d’un enfant. Et c’est en même temps une caverne d’Ali Baba puisqu’on y trouve notamment un vieux fagot dénoué, un sac de ciment déchiré, une demi-douzaine de bouteilles, presque toutes debout et entières, et de fascinants fragments de vitre bleue, rouge et verte encastrés dans la poussière.

Et maintenant, direction les platebandes. La terre est une matière merveilleuse, et le petit Michel assure même qu’elle peut s’avérer comestible. Ce qui est amusant, c’est d’y creuser des canaux, d’y faire couler de l’eau, d’y construire des barrages, de remplir des lacs, de faire déborder l’eau par-dessus le barrage, et voilà une brèche qui se forme, pour s’élargir à vue d’œil, déclenchant une inondation spectaculaire, et emportant sur son passage escargots, scarabées, fourmis et autres bébêtes imprudentes. Tout le matériel nécessaire à cette magnifique aventure est à portée de main. Le tuyau d’arrosage, qui déroule ses boucles jusqu’à la platebande, ne demande qu’à servir. Mais voilà, chez Michel, il est interdit d’ouvrir le robinet de la buanderie.
— Si jamais j’y touche, affirme Michel, la bonne va sortir tout de suite de la maison pour me punir.

Inexplicables interdictions, qui ruinent gratuitement les plaisirs des bambins. Heureusement, Michel a une idée. Faute de barrages, nous pourrions au moins fabriquer de la boue. Je lui fais remarquer que, sans eau, il n’y a pas de boue. Le pauvre marmot est bien déçu, mais chez lui, une idée de bêtise n’attend pas l’autre.
— Je sais quoi! s’écrie-t-il, nous allons fabriquer de l’eau avec du jus de gradouches.
Les gradouches sont des oxalides carthaginoises, dont les tiges, charnues, acides et comestibles, sont gorgées de sève. Comme elles poussent spontanément, les parents les classent parmi les mauvaises herbes, et les enfants sont donc autorisés à les arracher.

C’est peine perdue. Malgré tous nos efforts, impossible d’extraire une seule goutte d’eau de ces gradouches de mauvaise qualité. Nous voilà assis sur le rebord de la platebande. En attendant de trouver une autre idée, Michel meuble la conversation.
— Dites, vous savez, vous, ce que ça veut dire, « putain »?
Il avoue du même souffle, qu’il ignore totalement le sens de ce mot, si souvent employé par les grands garçons, sur le quai de la gare.
— Pourquoi tu demandes pas à la bonne? suggère mon cadet.
— Oh non, s’objecte Michel, vaguement méfiant, elle pourrait se fâcher.
Or, il se trouve que je me suis justement informé auprès de ma mère sur ce sujet, et pas plus tard que la semaine dernière.
— Une putain, c’est une « femme de mauvaises mœurs », dis-je donc doctement.
Michel ne semble pas apprécier cette explication à sa juste valeur. Je dois bien reconnaître, avec lui, que, malgré cette définition précise, nous ne sommes pas plus avancés.
Entre-temps, la bonne, qui s’étonne de notre calme inhabituel, a quitté ses fourneaux pour venir aux nouvelles. Malgré les réticences de Michel, je n’ai aucune gêne à lui demander, fièrement, une confirmation de ma définition.
— Une putain, c’est une femme de mauvaises mœurs, pas vrai Madame?
Contre toute attente, la bonne prend la mouche.
— Faut pas dire des choses comme ça! s’écrie-t-elle. Et maintenant, ça va être l’heure du déjeuner, il va falloir rentrer chez vous!

C’est curieux comme un simple mot, qui a laissé ma mère de marbre, fait perdre son sang froid à une bonne.

Je ne voudrais pas être à la place de Michel, qui malgré tous ses joujoux, s’ennuie ferme avec sa nounou. Cela ne m’empêche pas de rêver à des jouets qui m’appartiendraient en propre. J’aimerais surtout posséder un rouleau compresseur miniature. Je construirais des routes dans la terre de notre jardin. J’y songe jour et nuit, j’en parle à toute la famille, et mon souhait finit par traverser les mers et se rendre jusqu’aux oreilles de mon arrière-grand-mère. Grand-maman, comme nous l’appelons, vit alors à Saint-Raphaël, en compagnie d’une de ses filles, restée célibataire, et de la dépouille du tigre qui mangea autrefois la jambe de mon défunt arrière-grand-père.

Ce matin, le facteur a laissé un colis. Grand-maman nous envoie, pour moi, un rouleau compresseur, et pour mon cadet, un camion noir. Hélas! Nos modèles réduits sont fabriqués en plastique léger. Mon arrière-grand-mère ne sait-elle pas qu’un rouleau compresseur, ça doit être très lourd, pour écraser la terre? Un jour, c’est sûr, j’en aurai un en fer. Et puis, pourquoi pas, une auto à pédales, comme le petit Michel. Rêve d’enfants d’autant plus agréables qu’ils ne se réalisent jamais.

Nous jouons au fond du jardin, mon cadet et moi, avec les cadeaux de grand-maman. Mais, entre l’heure du facteur et celle du déjeuner, le temps est bien court. On nous appelle bientôt dans la salle à manger. Comme tous les jours, nous nous présentons directement à la table. Comme tous les jours, on nous réexpédie à la cuisine pour nous laver les mains. En tant que « pitchis », nous prenons nos repas avant le reste de la famille. Les repas, quelle barbe! On se demande bien pourquoi les grands sont aussi enthousiastes en entendant sonner la cloche du déjeuner.

Petite sieste obligatoire après le déjeuner. Encore du temps de perdu, alors que nos jouets neufs nous attendent sous le grand mimosa. Et sans surveillance!…

Quand nous ressortons au jardin, les jouets ont disparu. Nous interrogeons tous les habitants de la maison. Personne n’a vu les jouets. Ma mère en conclut qu’ils ont été volés.

Volés! Un mot qui serre le cœur. Un mot qu’on ne connaissait pas et que l’on comprend pourtant d’emblée. Tout l’après-midi, et les jours suivants, je retournerai mille fois sur les lieux du crime, comme si les jouets volés devaient miraculeusement réapparaître. D’ailleurs, la chose n’est pas entièrement impossible. Qui sait, nous aurions pu être victimes d’une illusion d’optique en ne retrouvant pas nos précieux cadeaux à l’endroit où nous les avions imprudemment abandonnés.

Mon grand frère soupçonne le petit voisin Michel. Tout bien réfléchi, il a peut-être raison. Michel, qui nous observait depuis son perron à double escalier, semblait quelque peu contrarié de notre bonheur. Je me rends au fond du jardin, pour l’appeler, pas de réponse. Michel se fait rare pendant un bon moment. Pour mon grand frère, qui possède peut-être déjà une solide expérience du chapardage, ce silence prouve la culpabilité du petit Michel. Et plus j’y songe, plus j’arrive à me convaincre. Qui sait? Mon grand frère doit avoir raison, le petit Michel a vraiment une tête de voleur de rouleau compresseur en plastique.

Les cadeaux, c’était plutôt rare à l’époque. Il y eut bien les costumes de Davy Crockett, que ma tante du Connecticut nous avait expédiés. Mais ce n’étaient pas des jouets. On commence à arracher les franges une par une, avec parcimonie, activité passionnante, comme un jeu de patience. Puis mon grand frère arrache toutes les franges d’un coup, sauf sur son propre costume.

Après les cadeaux, les promesses de cadeaux. La grande sœur de ma mère, en visite dans le pays, nous garde pour la journée. Cette tante au visage à peine familier, qui exerce la profession de médecin sur une canonnière du fleuve Yangtze, nous donnera-t-elle un cadeau, comme il se doit dans de telles circonstances exceptionnelles?
— Si vous êtes sages, vous aurez un bisou, promet-elle.
Ma tante emploie de drôles de mots. Il faut dire qu’elle passe une bonne partie de sa vie à l’étranger, entre le Vietnam, la Chine et la France. Qu’est-ce qu’un bisou? Un magnifique jouet exotique, tout droit venu d'Indochine? Quelque victuaille française voisine du nougat? On se perd en conjectures, mais la façon dont ma tante présente la chose laisse entendre qu’il s’agit d’un objet de grande valeur.

La journée s’écoule sans anicroche. Quand vient l’heure de nous quitter, notre tante prétend nous embrasser. Encore une coutume exotique, un mauvais moment à passer, en attendant le cadeau. Mieux vaut se montrer docile et se sacrifier, pour ne pas l’indisposer. Notre tante se penche vers nous et nous embrasse, moi d’abord, mon cadet ensuite. Son parfum enivrant flotte autour de nous. Comme elle semble sur le point de prendre congé, je m’empresse de lui demander :
— Et les bisous, alors?
— Mais c’était ça, les bisous! Comment, vous ne savez pas ce que c’est qu’un bisou!

On s’est encore fait avoir! Il ne faut jamais faire confiance à un adulte qu’on ne connaît pas bien, ni à un petit voisin qu’on ne connaît que trop!

Tiens, tout bien réfléchi, et avec quelques bonnes années de recul, je me demande si le vrai coupable du vol des petits camions n’était pas mon grand frère en personne. Il faudrait que je l’interroge à ce sujet, lors de ma prochaine visite chez lui.

 

Le coiffeur

Quand on est petit, c’est notre mère qui nous coupe les cheveux, mais un jour, il faudra bien nous rendre chez le coiffeur, mon cadet et moi.

Mon grand frère, qui prend habituellement un soin méticuleux à éviter nos parents, apparaît inopinément sur le seuil de la porte, guidé par un instinct qui ne lui fait jamais défaut.
— Où allez-vous comme ça, avec vos sandales blanches? nous demande-t-il malicieusement.
— Chez le coiffeur! nous écrions-nous en chœur, mon cadet d’un air joyeux, et moi d’un ton inquiet.
— Ah, mais savez-vous ce qui se passe la passe la première fois qu’on va chez le coiffeur?
— Non…
— Eh ben moi, je vais vous le dire. Il vous coupe les oreilles avec ses longs ciseaux.

Dans la vie, il faut toujours s’attendre au pire. Là encore, pas question de contre-interroger les parents. Ils pourraient très bien être complices de ce nouveau crime en puissance.

Si j’avais eu cinq ou six ans, presque l’âge de raison, je n’aurais pas manqué de vérifier si mon grand frère possédait encore toutes ses oreilles. Mais à quatre ans, on ne met pas en doute les paroles du prophète, de l’omniscient, du grand frère de neuf ans.

Alors, en route pour le coiffeur, il n’y a pas à y couper, toute résistance serait vaine.

Le monde de notre enfance se construisait ainsi, par l’ajout de nouvelles découvertes, et on était chaque fois persuadé d’en avoir fait le tour complet.

Le salon du coiffeur,
C'est comme une église où l'on peut parler à haute voix,
C'est comme un café où l'on ne boit pas,
C'est comme une école où tous les âges sont admis.

Chez le coiffeur,
Les enfants lisent des illustrés introuvables,
Les serins imitent le chant des ciseaux,
Le rideau de perles annonce, en bruissant, une visite familière.

Le coiffeur,
On dit qu'il coupe les oreilles des petits marmots
Qui viennent le voir pour la première fois,
Après les avoir assis sur une pile d'annuaires périmés.

Le maître coiffeur
Presse avec dignité la poire du parfum,
Et fait claquer sa lanière de cuir inusable.
Peut-on l'imaginer sans sa fine moustache?

 

Perdu dans la grande ville

Ma mère m’emmène en auto à Tunis, où elle doit faire des courses. C’est la première fois que je me rends dans cette immense cité, capitale du pays, et peut-être de l’univers.

Nous parcourons les quartiers animés du Kram et de la Goulette, avant de traverser le lac de Tunis, sur une étroite jetée entre lagune et canal. Tout d’abord, on aperçoit une forêt de flamants roses, qui ont élu domicile dans une baie aux relents de vase et d’eau saumâtre. La route se retrouve ensuite entièrement cernée par les eaux, pendant un moment qui paraît une éternité. Que se passerait-il si le niveau de la mer se mettait soudain à monter? Ce genre de question ne préoccupe guère ma mère, qui continue d’appuyer allègrement sur le champignon.

Heureusement, quelques distractions viennent s’offrir au voyageur. Sur le canal, on entrevoit parfois un pêcheur qui vient de ferrer un mulet argenté, ou un remorqueur qui retourne au port de commerce. La ligne de chemin de fer, qui longe la route, est peu fréquentée, mais on a quand même l’occasion de croiser un ou deux trains au court du trajet, et même d’en doubler un, car ma mère est considérée comme un as du volant. Ne l’a-t-on pas déjà surnommée la « Fangio du Kram »?

Bientôt, on aperçoit un véritable château, perché sur un îlot lointain. Les grandes personnes ne s’entendent pas sur l’origine de cet édifice. Les uns l’appellent le fort Chikli, les autres la forteresse Saint-Jacques. On attribue indifféremment sa paternité aux Espagnols, aux Génois ou aux Turcs. Chose certaine, son apparition signale que la traversée de la lagune touche à sa fin. Avec un peu de chance, nous rejoindrons Tunis avant d’être emportés par un raz-de-marée.

La randonnée à travers la capitale ne s’avère pas aussi intéressante que prévu. Ma mère se promène d’une boutique à l’autre, examine des articles, questionne les vendeuses, fait mine d’essayer une robe, qu’elle se contente de plaquer sur son corps bien roulé, se regarde dans un grand miroir posé sur un trépied de bois, en profite pour vérifier son rouge à lèvres, discute encore, n’achète rien, salue la patronne, me cherche des yeux avant de se diriger vers la porte. Ah, enfin un peu peu d’action : je serre la main à tout le personnel. Pour une fois que je fais preuve de politesse, ma mère semble gênée. Dès que nous nous retrouvons dans la rue, elle m’informe qu’on ne serre pas la main aux vendeuses, « ça ne se fait pas ».
— Même si on donne la main droite?
— À plus forte raison!

Un jour, on nous oblige à serrer la main d’une dame de Carthage qui porte des gants. Le lendemain on nous interdit de serrer la main d’une vendeuse de Tunis qui se ronge les ongles. Quel monde mystérieux et compliqué! Les adultes nous dictent des règles et nous révèlent les secrets de la vie, et on s’aperçoit ensuite que tout cela finit par se contredire. Mais, pour le moment, j’en conclus simplement que les gens de la capitale n’ont pas des mœurs aussi policées que ceux de notre petit patelin.

Et nous voilà repartis dans nos errances, entre trottoirs et ruelles. J’ai fini par suivre une dame qui devait ressembler à ma mère. En ville, il y a beaucoup de monde et donc beaucoup de dames qui ressemblent à d’autres dames. Me voilà perdu, dans une quelconque boutique à l’atmosphère feutrée. Tout le monde se précipite autour de moi, vendeuses au pas léger, patronne frisée, clientes parfumées. Une forêt de seins me domine, obscurcissant le ciel. Il y en a de toutes les tailles et de toutes les formes, des mous, des durs, et même des renforcés avec des baleines. Enfin, l’une des dames, probablement une cliente de marque, prend la tête des opérations.
— Tu es venu avec ta maman?
— Voui.
— Où est ta maman?
— Je sais pas.
— Comment elle s’appelle, ta maman?
Oh, quelle étrange question!
— Hé ben, elle s’appelle « maman ».

On éclate de rire, on se moque de moi. J’ai remarqué qu’en général, les femmes aiment à se gausser des petits garçons. Oh, ce n’est pas méchant, elles les trouvent parfois divertissants, voilà tout. Les femmes? Pas toutes, car ma grand-mère n’aurait jamais l’idée de se moquer de moi. Disons alors : les femmes qui ont l’âge d’être des mères ou des fiancées. Il est clair que ces femmes ne comprennent guère les petits garçons, et l’idée même de se mettre sur la même longueur d’onde qu’eux leur est tout à fait étrangère.

Il m’a fallu attendre un âge relativement avancé pour découvrir le prénom de mon père et de ma mère. Différents bruits couraient sur le sujet, mais rien de sûr, ni d’officiel. En ce temps-là, les dieux ne pouvaient guère être affublés de vulgaires prénoms, comme l’étaient le commun des mortels!

 

Mon père avait aussi un père

Aussi étonnant que cela puisse paraître, mon père avait un père, lui aussi. Que les petits enfants aient un père, cela allait de soi dans mon cerveau de bambin. Je considérais alors, en toute logique, que le monde était constitué de trois espèces bien distinctes : les enfants, les adultes et les animaux (eux-mêmes subdivisés selon le même principe). Dans ces conditions, comment mon père, qui n’était manifestement pas un enfant, aurait-il pu avoir lui-même un père? Or, un samedi après-midi, alors qu’il était rentré du bureau plus tôt que de coutume, mon père nous fit monter toute sa petite famille dans son auto (à l’exception de mon grand frère, sans doute caché dans la buanderie ou sur le toit à ce moment-là).
— On va où? demanda innocemment mon cadet.
— À La Marsa.
— La Marsa? Qu’est-ce que c’est?
— C’est là où habite mon père.

Son père? C’est louche… Méfions-nous! Qui sait si nos parents ne sont pas en train de nous préparer un coup fourré, tel qu’une visite chez le docteur. Et alors, bonjour les piqûres et autres tortures gratuites!

Hélas, quand on n’est pas un enfant rebelle, on doit bien finir par obéir. Voilà donc mon père, accompagné de sa famille, qui roule sur une route connue de lui seul, dans sa Panhard non décapotable, entre Carthage et La Marsa. Bientôt, il nous faut passer sous un pont anonyme, et bas de plafond. Avant de traverser le petit tunnel excavé, mon père nous recommande instamment de baisser la tête, de peur nous cogner le crâne. Aussitôt dit, voilà mon père qui appuie sur le champignon afin de dramatiser davantage sa mise en scène. Ma mère, qui a gardé la tête haute, se sort néanmoins indemne de la manœuvre.

Inutile de préciser que mon père nous refera le même coup chaque fois que nous passerons sous ce pont, même quand sa farce sera parfaitement éculée. Mon père aime à plaisanter, bien que son répertoire soit singulièrement limité. Ce n’est certainement pas ma mère qui oserait se livrer à de telles facéties. Dans la famille de ma mère, on ne rigole pas pour rien, et l’austérité de ses parents aurait même de quoi surprendre (il y a là-dessous, un étonnant secret, que nous découvrirons bientôt). Dans la famille de mon père, chez laquelle nous sommes en train de nous rendre, c’est tout le contraire. On y respire constamment la joie de vivre. On chante à toute occasion, on rit, on fait du sport, on fraternise avec les voisins, et on ne s’intéresse que modérément aux œuvres de Virgile.

Mon grand-père Marsa était un vieux bonhomme portant une barbiche blanche, et coiffé d’un éternel béret, qu’il ne quittait que pour dormir. Plus d’un demi-siècle après sa mort, je puis ainsi affirmer, sur la simple foi de ce souvenir, et avec un seuil de signification d’au moins 95 %, que mon aïeul avait le haut du crâne chauve. Telle est la puissance de déduction du cerveau humain! En dehors de ses attributs capillaires, grand-père Marsa portait, chez lui comme en ville, cravate et gilet… Avec un restant de tache d’œuf sur le plastron, aurait ajouté mon grand frère.

Contrairement à son homologue maternel, ce grand-père paternel ne manquait jamais une occasion de lancer des plaisanteries, plus ou moins subtiles. Lors de cette première visite chez lui, je m’étais retrouvé enfermé dans les cabinets. D’un naturel méfiant lorsque je me trouvais en terre étrangère, à l’instar de nombreux touristes, j’avais pris soin de pousser le verrou. Or, il existe de ces verrous qui sont plus faciles à fermer qu’à ouvrir (ce qui vaut peut-être mieux que l’inverse). Désespérant de parvenir à m’évader de ces lieux exigus, j’avais appelé au secours. Père, mère, sœur, cousins, tantes étaient tour à tour venus me donner, à travers la porte, des conseils sur la façon de pousser le verrou. En vain! Enfin, mon grand-père avait fait le tour par le jardin, la lucarne des cabinets donnant sur sa petite plantation d’orangers en fleurs, pour m’annoncer, d’un ton solennel, que je devais me préparer à finir mes jours dans cette prison, et que je pouvais compter sur lui pour me ravitaillement à travers les barreaux (c’était le jour de la polenta, précisa-t-il).

Lors de ma visite suivante, je m’étais coupé à un tesson de poterie qui traînait dans une de ces platebandes de grand-père, dont les bordures étaient recouvertes de coquillages. Ma mère me conseilla d’aller immédiatement savonner ma plaie dans l’évier de la cuisine. Ma grand-mère offrit même de sortir son flacon d’alcool à 90 degrés de son armoire à pharmacie. Pendant que je pesais le pour et le contre de ces antipathiques recommandations, mon grand-père, placidement enfoncé dans son fauteuil en rotin, s’écria :
— Houla! À travers la plaie, on voit déjà les boyaux qui sortent!
On vient à peine de parcourir cinq kilomètres, entre Carthage et La Marsa, et voilà que les indigènes du coin utilisent un jargon inconnu chez nous!
— C’est quoi, un « boyau », grand-père?
— Ce sont des « entrailles ».
— Des entrailles???
— Oui, des tripes!
Non seulement mon grand-père se sert de mots inconnus, mais il les explique par des mots encore plus inconnus!

Les voyages forment la jeunesse. On y affronte bien des dangers, mais on a généralement la chance de rencontrer quelques personnages pittoresques.

 

Une dame admirable

Si nous devions connaître d’avance la date de notre mort, la vie ne deviendrait-elle pas un enfer? L’ignorance est parfois une bénédiction! Si les enfants, qui ont l’éternité devant eux, se soucient rarenent de leur hypothétique trépas, ils bénéficient également de certains avantages de l’ignorance, en vertu d’un précepte qui leur est cher : « ce que je ne connais pas n’existe pas ». De temps à autre, ils sont victimes d’un petit malheur dont ils ne soupçonnaient pas l’existence, et qui leur cause bien du chagrin. Heureusement, sitôt guéris et consolés, ils considèrent ce malheur comme étant le dernier figurant sur la liste des malheurs existants, et ils s’estiment définitivement hors de danger.

Révisons donc cette fameuse liste, qui ne cesse de s’allonger au fil de la croissance d’un enfant. Le petit banc sur lequel on est assis peut basculer. De deux choses l’une, ou bien on se cogne la tête contre le buffet tout proche, ou bien on tombe sur le cul dans une pluie d’étoiles, ce qui est plus humiliant mais moins douloureux. On peut aussi s’enfoncer une épine de bougainvillier dans le gras de la main, ou se faire griffer par un chaton au même endroit. On peut glisser le doigt dans une prise électrique ou dans la chaîne du vélo. On peut se couper sur un tesson de bouteille dissimulé dans la terre ou sur le canif du grand frère, négligemment oublié sur le lit. Et voilà, c’est tout. Du haut de nos quatre ans, nous avons fait le tour de toutes les calamités possibles.

Or, aujourd’hui, une bestiole dont j’ignorais le nom, ainsi que l’existence, a sauvagement atterri sur mon bras avant d’y enfoncer son dard, puis de s’envoler, ni vu ni connu, derrière une haie de cyprès.

Ma mère se trouve au marché, mon père au bureau et mes aînés à l’école. Il ne reste, à la maison que mon blond cadet et moi-même, confiés à la main experte de Madame Matz. Notre bienveillante gardienne est aujourd’hui accompagnée de sa fille adolescente aux longues tresses. À première vue, mon bobo lui semble insignifiant. Dans sa grande sagesse, et conformément à son sens aigu de l’efficacité, Madame Matz, après avoir posé son diagnostic, délègue à sa fille la tâche de me soigner. Le remède est bien connu à Carthage, il suffit de verser sur la plaie quelques gouttes de vinaigre, opération tout à fait à la portée d’une jeune fille de dix-sept ans, qui aime justement se rendre utile. Pour donner un peu plus de crédibilité à l’opération, on se sert d’un morceau de coton, accessoire clairement médical, que l’on imbibe de ce précieux élixir rouge normalement utilisé pour assaisonner la salade. Il ne reste plus qu’à frotter la piqûre de guêpe avec énergie (aspect important à ne pas négliger).

On me permettra d’ouvrir ici une parenthèse pour rendre mon verdict sur ce remède miracle. J’ai eu maintes fois l’occasion, dans ma longue carrière, de me faire piquer et repiquer par ce genre de bestiole déguisée en bagnard. Cependant, me trouvant alors au pied d’un névé alpin ou sur une plage de Corse, et ne disposant pas d’une bouteille de vinaigre dans mes bagages, il me fallut une bonne vingtaine d’années avant de pouvoir tester moi-même le traitement homéopathique recommandé. Tout ce que je pouvais affirmer, jusque-là, c’est que la piqûre des guêpes, abeilles, taons et autres moustiques est bien plus douloureuse dans les pays froids que sous le généreux soleil de la Méditerranée. Ce fait essentiel semble d’ailleurs avoir échappé à la sagacité des zoologues patentés.

Faisons temporairement un saut dans le temps, et plaçons-nous au Québec, vingt ans après cette tragique matinée passée en compagnie de ma chère Madame Matz et de sa fille. Alors que, pieds nus selon une fâcheuse habitude contractée à Carthage, je tondais mon gazon, mon talon s’enfonça malencontreusement dans le nid souterrain d’une colonie de frelons. Mon premier réflexe fut de détaler à toutes jambes, suivi par l’essaim en furie. J’avais d’abord semé l’essentiel de la meute, puis les ennemis les plus acharnés avaient fini par rebrousser chemin, après s’être délestés de leur dard sur mes mollets. Quelques minutes plus tard, de cuisants picotements me remirent instantanément en mémoire ma mésaventure d’enfance, et le traitement thérapeutique qui s’en était suivi. Je pris donc la bouteille de vinaigre de vin de ma cuisine pour mettre un terme à mes souffrances, tout fier de connaître le secret de ce remède de bonne femme. Un quart d’heure plus tard, je me faisais toutefois conduire, dans un état lamentable, à la pharmacie la plus proche, pour y recevoir les premiers soins. Je me permets donc de déconseiller le vinaigre pour guérir les piqûres de guêpes et de faire directement appel à la médecine moderne.

Il faut reconnaître que la douleur est un précieux auxiliaire de la mémoire. Tout bien réfléchi, le remède n’avait pas mieux opéré lorsque j’avais quatre ans. Madame Matz, qui veillait à tout, décida, en voyant mon bras enfler à vue d’œil, de passer aux grands moyens. Par l’intermédiaire de sa fille, elle expédia d’abord mon cadet chez mes grands-parents, qui demeuraient de l’autre côté de la rue. Puis, lorsque sa fille fut de retour, Madame Matz m’annonça :
— Nous allons te conduire chez Monsieur Matz.

Ah! me dis-je enfin, je vais enfin voir ce mystérieux Monsieur Matz. Depuis le temps qu’on m’en parle, j’avais hâte de faire sa connaissance. Je me suis rendu plusieurs fois au domicile de Madame Matz, près de la plage de Salammbô, et j’y ai même passé une nuit, mais je n’y ai jamais rencontré de Monsieur Matz. Il y avait bien une basse-cour, avec une pintade, un paon, un dindon, ainsi que deux chats sauvages géants; une maison habitée par quatre chats domestiques : le chaton Riquet qui m’avait griffé dans le gras de la main entre le pouce et l’index, sa mère la chatte sans nom, les chats noirs respectivement baptisés Noiraud (pour l’aîné) et Noiriaud (pour le cadet); deux grands fils, dont l’un glissait Noiriaud au fond de son lit pour se réchauffer les pieds avant de s’endormir; une dizaine de petits blocs de construction en plastique donnés en prime dans des paquets de biscuits; mais pas de Monsieur Matz, ni en personne, ni en portrait.

Madame Matz et sa fille me traînent donc jusqu’à la rue qui mène à la plage de Salammbô. Jusque-là, je leur faisais confiance, mais les voilà qui bifurquent vers la gare et tournent le dos à la mer. Ne me faites pas croire qu’un mari et une femme habitent dans deux maisons différentes! Serais-je victime d’une machination? Je commence à comprendre pourquoi Madame Matz a tenu à se faire accompagner de sa fille, elles ne sont pas trop de deux pour emmener un prisonnier au supplice.

Nous voilà devant le portail d’une maison blanche à deux étages, avec une belle plaque dorée fixée entre deux barreaux, au-dessus d’une boîte postale. Hélas, je ne sais pas encore lire. Je dois donc me fier à l’ennemi pour déchiffrer la plaque. On me jure que les mots « Monsieur » et « Matz » y figurent en toutes lettres. Une minute plus tard, on m’introduit dans un bureau habité par un bonhomme en blouse blanche, qui ne ressemble guère au reste de la famille Matz. Je suis alors convaincu d’avoir été trompé, mais il est désormais trop tard pour résister aux tortures qui me seront infligées.

J’ai eu l’occasion de revoir Madame Matz une quinzaine d’années plus tard, quand le destin a croisé nos routes à nouveau. Je travaillais alors au service des transmissions de la préfecture de Marseille, en tant qu’étudiant. Chaque midi, je passais en vélomoteur devant le domicile de Madame Matz, qui m’attendait avec une tranche de bifteck crue, quelques fruits frais, et des biscuits maison. Me sachant seul chez moi pendant l’été, Madame Matz, qui m’appelait toujours « mon fils », tenait à me voir bien nourri. Et, pendant que je prenais le paquet, soigneusement enveloppé de papier journal pour le protéger de la chaleur estivale, qui apercevais-je derrière elle, dans la noirceur du couloir? Ô surprise! Un grand monsieur aux cheveux gris et aux épaisses lunettes de myope. Monsieur Matz existait bel et bien, j’en avais la preuve avec quinze ans de retard! Il ne ressemblait guère au bonhomme en blouse blanche de la villa de Salammbô à la plaque dorée, qui n’était autre que le docteur Uzer.

Comme toujours, quand on est jeune, on ne prend pas le temps d’interroger nos bienfaiteurs. D’ailleurs, eux-mêmes demeurent souvent discrets. Tout ce que j’ai pu savoir de Madame Matz, en discutant avec elle du « bon vieux temps », c’est que, née en Algérie et orpheline très jeune, elle avait été recueillie par un de ses oncles.
— Ah, tu ne te rends pas compte comme tu as eu la vie facile, toi, me disait-elle. Moi, j’ai trimé dur sur la ferme, du soir au matin, dès l’âge de sept ans.
Quoi? pensais-je. Cette femme qui sait tout faire, de la fine cuisine à la greffe des pommiers, en passant par la couture à la machine et la comptabilité, n’aurait même pas eu la chance de terminer sa scolarité?

Si le paradis existait, nul doute que cette maîtresse femme, exemple vivant d’ingéniosité, de courage et de générosité, y siègerait en bonne place. Personnellement, je serais prêt à souffrir toutes les piqûres de guêpes du monde pour pouvoir remonter le temps et retrouver, l’espace d’un instant, cette chère disparue.

 

Le mariage et la reproduction

On est toujours amené, dans la vie, à remettre en question certaines évidences. Jusqu’ici, j’étais persuadé que parents et enfants constituaient deux espèces distinctes. Cependant, certains indices me portent à rejeter désormais cette théorie. Prenons la fille de Madame Matz, par exemple, avec ses deux tresses noires, sa jupe plissée et sa science universelle. Elle vient d’avoir dix-sept ans et dépasse déjà sa mère d’une demi-tête. Appartient-elle encore vraiment à l’espèce des enfants?

Les adultes parlent souvent de tout et de rien, avec une prédilection pour les sujets sans intérêt. Mais on finit par attraper quelques bribes de leur conversation, quand ils s’attardent sur le perron ou devant la portière entrouverte de leur voiture. « Il paraît que la fille de Madame Matz aurait un fiancé », suggère une de ces dames, en train d’enfiler ses gants. « Ah bon? Je n’en avais pas entendu parler », affirment les autres.

Donc, si je comprends bien, la fille de ma nourrice aura bientôt basculé dans le camp des adultes, alors que, tout récemment, elle faisait encore partie de la tribu des enfants. Il faut voir la réalité en face : nous sommes tous condamnés à devenir adultes, à nous marier et à avoir des enfants. Mais comment diable faut-il s’y prendre pour franchir avec succès ces trois redoutables étapes?

Devenir adulte, ça semble peu compliqué, et à première vue, ça se fait en douceur. On n’a qu’à attendre patiemment. Pour avoir des enfants, nos parents nous l’ont souvent expliqué, il suffit d’essayer le coup de la graine. Simple en théorie, la graine sort du kiki du père pour être déposée dans le ventre de la mère.

Or, que signifie le mot « graine » pour le cerveau d’un petit Carthaginois? Une graine, c’est quelque chose de rond, probablement une sorte de pois chiche. Et c’est là que le bât blesse. Houla, ça doit faire mal, un pois chiche navigant dans un tuyau aussi étroit, aïe aïe aïe! Et par où le fait-on pénétrer chez la mère? Ça, c’est déjà moins important, on verra bien en temps et lieu. Mais le pire, c’est la question du remplissage. Comment diable s’y prend-on pour se faire rentrer des pois chiches dans le kiki. Vu les tailles disproportionnées entre le canon et les projectiles, la chose paraît tout bonnement impossible.

Il n’y avait cependant pas lieu de trop s’inquiéter. Dans la vie, apparemment, lorsque les êtres humains font face à l’impossible, ils tirent toujours de leur sac une solution miracle. Comme nous serons tous dans le même bateau, il se trouvera inévitablement un génie pour nous sortir de ce mauvais pas. Reste cependant le dernier problème à résoudre. Comment fait-on pour rencontrer sa future femme?

Les parents sont parfois agacés par les questions de leurs enfants, mais cette fois, mon brave père n’hésite pas à me livrer l’information demandée : « On fait la tournée du quartier, on s’arrête devant le portail de chaque maison, et on se met à chanter, de sa voix d’or, “Compagnons de la Marjolaine”.

Que demande le chevalier?
Compagnons de la marjolaine,
Que demande le chevalier?
Gai, gai, dessus le quai.
Une fille à marier,
Compagnons de la marjolaine,
Une fille à marier,
Gai, gai, dessus le quai.

Quoi! Il faut chanter devant tout le monde? Quelle humiliation! Pour ma part, je n’en aurai jamais le courage, et je resterai donc célibataire. Ah, je n’ai nullement hâte de grandir!

 

Le téléphone arabe

À cette époque, notre rue, en terre battue, n’avait pas encore de nom. Il va sans dire que les propriétés ne possédaient pas non plus de numéro. Cependant, comme les postiers connaissaient alors tous les usagers alphabètes de leur circonscription, le courrier parvenait chez nous sans difficulté.

À cette époque, on pouvait aussi classer la population en deux catégories selon qu’ils disposaient ou non d’un téléphone. Le nombre d’abonnés du téléphone ne dépassait pas quelques centaines, puisque mes grands-parents s’étaient vus attribuer le numéro 21, et mes parents, une génération plus tard, le numéro 140. Le postier était alors l’homme le mieux informé du pays. En tant que responsable du courrier, en même temps que du central téléphonique, il connaissait intimement son petit monde.

Selon mon grand frère, les choses se déroulaient à peu près de la façon suivante :
— Allô, passez-moi le 21 à Carthage, s’il vous plaît.
— Je regrette, répondait le postier, mais madame Fermé est sortie. Vous la trouverez chez madame Saint-Marty, qui l’a invitée pour le thé.

Les gens qui recevaient des lettres coïncidaient, grosso modo, avec les abonnés du téléphone. Il était donc superflu, dans les correspondances, de spécifier le nom de la rue, surtout quand cette rue n’avait pas de nom. Un simple « Madame Fermé, Villa Beaulieu, Carthage, Tunisie », voire « Madame Fermé à Carthage », constituait une adresse amplement explicite pour l’administration. Les « Madame Fermé, rue sans-nom, Carthage », quoique très rares, n’étaient pas exclus.

Quant à la seconde catégorie de la population, celle qui ne possédait pas d’abonnement au téléphone, elle se passait aisément des services postaux. Plutôt que de rédiger une lettre, tâche réputée fastidieuse dans certains milieux, ces gens préféraient rendre directement visite à leurs parents et amis, qui demeuraient le plus souvent à un jet de pierre de chez eux. Et, pour les communications plus urgentes, ils avaient naturellement recours au téléphone arabe.

Le téléphone arabe fonctionnait en gros selon le scénario type suivant.
Monsieur Lupo, qui vient de terminer sa sieste dominicale (de rigueur en été), s’avance, jusqu’à la fenêtre de l’étage, en se grattant les poils qui dépassent de son tricot de peau. Du haut de son perchoir, il hèle le premier gamin qu’il trouve dans la rue — ce qui ne saurait prendre plus de quelques secondes — et lui crie :
— Va dire à Tonton René que je l’invite à boire l’apéritif à six heures!
Le gamin détale aussi sec, tandis que monsieur Lupo s’empresse de refermer ses persiennes. Les gens sans téléphone de ce pays souffrent en effet de cette étrange phobie estivale, qui consiste à redouter la moindre perte de fraicheur dans leur maison.

Le téléphone était donc un objet rare, fragile et aristocratique. Il était strictement interdit, pour un enfant, de toucher à ce précieux appareil. Cependant, pour le bambin comme pour l’homme primitif, cette merveille de la technologie, qui relève de la magie pure et simple, ne peut manquer de fasciner. Un jour, me voilà seul, dans la villa Beaulieu, devant un petit tabouret de bois sculpté sur lequel trône le téléphone sacré. Ma grand-mère, en bleu de travail, est sortie avec son escabeau pour tailler le grenadier. Mon grand-père, installé dans le salon, lit, en version originale, les aventures du prince Énée et de la reine Didon. Profitons-en. Je décroche. Je formule un « allô », à tout hasard, un peu sceptique. Soudain, miracle! Une voix d’homme émerge du combiné. Non, ce n’est pas la voix de mon père. Ce n’est pas non plus celle de mon grand-père, que j’entends de toute façon tousser dans la pièce voisine. Procédons par élimination. Il s’agit par conséquent de la voix de mon estimable et savant grand frère.
— Allô, Bertrand, c’est toi? Qu’est-ce que tu fais dans le téléphone?
Inexplicablement, ce soi-disant Bertrand prend la mouche et se met à me rabrouer. Un chapelet d’invectives s’échappe de l’écouteur.

Ça ne manque jamais, quand on fait une bêtise, les autorités rappliquent en moins d’une minute. Ma mère est justement revenue me récupérer, après ses courses. Je l’informe candidement du fait que je viens de parler à mon grand frère, « dans » le téléphone. Elle m’affirme que non, ce n’était pas lui, c’était le postier. Comment peut-elle être si catégorique? Qui est le témoin direct de l’évènement, elle ou moi? On dit souvent que « la vérité sort de la bouche des enfants », mais il ne s’agit que d’un précepte théorique. Dès qu’on passe à la pratique, les grandes personnes estiment avoir toujours raison.

Sur ce, le téléphone se met à sonner, d’un ton impérieux. Ma grand-mère, qui vient de rentrer toute souriante du jardin, le sécateur à la main, change aussitôt de visage et prend le combiné avec l’air solennel qui convient à ce noble appareil. C’est le postier, qui rappelle, furibard. On l’entend clairement pester au bout du fil. Tout bien réfléchi, il ne s’agit pas de la voix de mon grand frère Bertrand. Ça y ressemble, mais ce n’est pas lui. Ma mère avait sans doute raison.

Quelques années plus tard, mes grands-parents se sont retirés à Nice, et nous avons emménagé chez eux, dans la villa Beaulieu. L’éternel combiné téléphonique en bakélite noire occupe toujours le même tabouret, à côté du piano. Le central est maintenant automatique, et les numéros se sont complexifiés. Le 21 Carthage est devenu le 521 tout court. Pour ma grande sœur adolescente, et pour ses copines, le téléphone peut se transformer en un formidable objet de rigolade, du moins les soirs où mes parents sont sortis. Le jeu consiste à sélectionner des noms dans l’annuaire, épais d’au plus quelques dizaines de pages, et de trouver un sujet de conversation adapté à l’interlocuteur. Une ou deux répliques, tout au plus, et ces joyeuses friponnes s’empressent de raccrocher le combiné en pouffant de rire. Le nouveau central automatique assure l’impunité des délinquantes en herbe. Comme quoi, le progrès technique favorise parfois le crime.
— Allô, c’est bien monsieur Untel, rue Virgile? Est-ce que je pourrais parler à la reine Didon?
— Allô, colonel Duchmol. Dites, mon colonel, c’est bien ce soir, la réunion des anciens combattants de la guerre des gourbis?
— Allô, Mademoiselle Luciani, saviez-vous que votre chienne Biquette avait rendez-vous ce soir avec Dick, le gros chien noir de monsieur Wartel?

Parfois, les jeunes filles appelaient, à tour de rôle, la même personne, à quelques minutes d’intervalle, selon un scénario bien connu des farceurs.
— Allô, est-ce que Clara est là?
— Allô, voudriez-vous me passer Clara?
— Allô, je voudrais parler à Clara.
Comme cette fameuse Clara n’existait pas, on sentait croître, au fil des appels, l’impatience du malheureux interlocuteur. Quelques fois, le fou rire était trop fort, et les jeunes filles, incapables d’articuler une parole de plus, abandonnaient prématurément le combat. Sinon, l’épisode se terminait généralement par cette chute, vieille comme le monde :
— Allô, ici Clara. Est-ce que quelqu’un m’a téléphoné?

Quand l’inspiration commençait à se tarir, ma grande sœur se rabattait sur des classiques moins subtils. Si les téléphones carthaginois avaient une mémoire, ils se rappelleraient sûrement les propos suivants.
— Allô, c’est bien madame Truc? Ici madame Machin. Au fait… Dites, pour demain… Oh, merde! Excusez-moi! J’ai oublié la soupe sur le feu!

Les temps ont changé. La rue sans-nom a été baptisée et goudronnée. L’annuaire téléphonique compte désormais plusieurs centaines de pages. Le téléphone arabe a été remplacé par le téléphone portable. Le postier, muté maintes et maintes fois au cours de sa carrière, a cessé d’être l’homme le mieux informé du pays.

 

L’indépendance

Cela paraîtra surprenant, mais il m’est arrivé, dans ma propre carrière d’enfant, de croiser un certain nombre d’obsédés en herbe. Ainsi, le jeune frère d’un ami, à l’âge où l’on sait à peine lire, affirmait à ses intimes qu’il deviendrait un grand chirurgien. Noble ambition, certes, quoique poussée par des motivations bassement terre à terre. « L’avantage de cette profession, soulignait ce petit cancre, c’est qu’on peut voir les femmes toutes nues ». Hélas, notre petit libertin était également de ceux qui ne brillent pas par leurs performances scolaires, et je doute même qu’il ait pu décrocher un quelconque diplôme, faute d’y avoir consacré les efforts nécessaires.

Un autre jeune ami, aussi médiocre à l’école que le précédent, avait dessiné les plans d’un périscope. La fabrication de l’engin tarda à se concrétiser, car il y manquait toujours telle ou telle pièce essentielle. À quoi peut bien servir un périscope sur la terre ferme? se demandera-t-on. Il faut savoir que notre camarade bénéficiait d’un privilège rare, puisque sa famille comptait dans ses rangs trois grandes sœurs adeptes du bronzage en bikini, voire en monokini. Gageons qu’avec les années, aidé par une motivation croissante favorisée par la nature, cet ami a su mener à terme son projet technologique.

Le petit garçon dont il sera maintenant question avait à peine quatre ans, comme moi, mais il était doué d’une imagination débordante. N’avait-il pas, lors d’un séjour à son village ancestral de la métropole, versé le pot de chambre de sa petite sœur sur la selle du vieux tricycle de son grand-père? Les disciples de Freud y décèleront sûrement une motivation profonde.

Ce petit garçon demeurait dans une espèce de couvent nommé « Le Lazaret », à deux pas de la maison de Madame Matz. Les fenêtres de son appartement donnaient sur une plage dite « La plage militaire », réservée aux familles des soldats, officiers et réservistes de l’armée française. Comme toutes les chambres d’enfants, celle qu’il occupait avec sa petite sœur, bien aérée par la brise de mer, renfermait un certain nombre de jouets originaux. D’où l’intérêt de rendre visite à des étrangers, car on découvre toujours chez eux des trésors insoupçonnés.

Chaque plage de la côte de Carthage possédait son cachet particulier. La plage militaire était flanquée de deux jetées, dont les poteaux étaient tapissés d’algues vertes. Mais pas n’importe quelle teinte de vert. Selon l’espèce d’algue en question, son degré de maturité et les jeux de lumière à travers les vagues, c’était un vert bouteille, un vert tilleul ou un vert pétrole. Spectacle fascinant de la Création, dans toute sa splendeur.

Cet après-midi, nos amis du Lazaret viennent nous rendre visite à domicile. Le petit garçon saute le premier de la voiture familiale, en poussant des cris de joie, et court à notre rencontre. Pendant que les parents se réunissent dans le salon, nous nous réfugions dans le sombre couloir qui mène à la sortie de secours de la maison. Excellente retraite pour jouer, à l’abri du regard indiscret des adultes.

Vous ne devinerez jamais ce que j’ai vu hier soir, nous affirme notre jeune ami. « Hier soir, je me suis levé pour aller boire de l’eau dans la cuisine, et qu’est-ce que j’ai vu en passant? Mon père et ma mère dormaient tous nus dans la baignoire. Et c’est pas la première fois! »

Tous nus dans la baignoire? Voilà qui est singulier… et qui appelle quelques précisions. La baignoire était-elle vide (auquel cas les dormeurs auraient trouvé leur couche inconfortable) ou pleine (d’où un risque de noyade pendant le sommeil)? Par ailleurs, une baignoire, même de celles qui possèdent quatre pattes, a-t-elle vraiment la capacité de loger deux grandes personnes? Quoi qu’il en soit, puisque notre ami a vu la chose de ses propres yeux, il n’y a pas de raison de douter de son récit.

Allez savoir pourquoi, dès que des bambins sont plongés dans une conversation intéressante, un parent qui rôdait par là vient y mettre un terme. Quand on discute de petites autos, de pâtés de sable et de dominos, les parents restent aux abonnés absents. Mais dès qu’il est question de nudité ou d’un autre sujet original, ils tombent sur vous à l’improviste.

Les jours se suivent et se ressemblent, et les mois ont passé. Aujourd’hui, cependant, la plage du Lazaret est ouverte pour la toute dernière fois à ses visiteurs habituels. Les enfants qui s’éclaboussent au milieu des vagues tièdes aux courbes douces ne s’en soucient guère. Les adultes s’arrêtent parfois à contempler la silhouette du Bou Kornine, espèce de faux volcan qui borde la rive opposée du golfe, et restent perdus dans leurs pensées.

Les deux jetées de la plage la divisent en trois sections. En gros, les enfants les plus jeunes occupent la section centrale, la mieux protégée. Curieusement, les adolescents des quartiers nord de Carthage se regroupent volontiers dans la section nord, et les adolescents des quartiers sud, dans la section sud. Il s’agit sans doute d’un réflexe tribal hérité de nos lointains ancêtres primitifs.

Aujourd’hui, le vent souffle depuis l’intérieur des terres. Un adolescent de la section nord se précipite à la poursuite d’un ballon que lui a lancé son camarade, et nage de toutes ses forces. Cependant, dès que le ballon semble à portée de la main du poursuivant, une soudaine bourrasque le fait glisser vivement vers le large. Si le drame s’était produit dans la section centrale de la plage, le ballon aurait fini par se bloquer contre une jetée, mais, ici, nul obstacle avant la Sicile, la Sardaigne, voire la côte française. Craignant de perdre le précieux ballon familial, l’adolescent redouble d’énergie et se retrouve bientôt en pleine mer, hors d’haleine.

Cependant, sur les plages de Carthage et des environs, il se trouve toujours un jeune homme en alerte pour voler au secours des personnes en danger. Un sauveur opportun se précipite donc à la rescousse, ordonnant à l’adolescent de regagner la plage, pendant qu’il rattrapera le ballon grâce à son équipement magique, nommé « matelas pneumatique ». Et, de fait, le héros en maillot de bain a bientôt gagné sa lutte contre la nature impétueuse et revient triomphalement vers la terre ferme avec son butin.

Demain, la plage sera définitivement fermée. La Tunisie deviendra un pays indépendant. L’armée française défilera une dernière fois, amènera les couleurs, et rendra solennellement les honneurs à l’armée tunisienne, qui s’installera au Lazaret.

Mon grand frère, ce savant, cet omniscient, m’apprend un hymne, qu’il me recommande de chanter pendant le défilé :
V’là le général qui passe
Tout poilu tout tordu
À cheval sur une tortue
La casquette décousue
On lui voit le trou du cul!

La rue qui grimpe sur la colline de Byrsa est rebaptisée avenue Mendès-France. Maintenant que le pays est indépendant, prétendent certains, cette avenue devrait s’appeler Mendès-Tunisie.

Le pays est indépendant, mais le bleu du ciel est toujours aussi profond, les gens arborent toujours le même sourire, et mon père travaille toujours dans le même bureau, en qualité d’agronome. Certains jours, le monde où l’on vit, ainsi que notre propre existence, prennent des tournants historiques, mais seuls les spectateurs avisés en sont conscients.