PROLOGUE : LE CHEVAL CONFISQUÉ

Chaque année, à la même date, un mystérieux visiteur venait frapper à notre porte. Tout autant que la crèche et le « pin » décoré, c’était pour nous le signe que la nuit de Noël approchait.

Chaque année, ce petit monsieur élégant, à l’allure un peu étrange et à l’accent insolite, apparaissait, les bras chargés de cadeaux. Ma mère venait ouvrir la lourde porte de l’entrée et le vent s’engouffrait dans le couloir, un vent d’hiver aux odeurs de pierre mouillée. « Tiens? Monsieur B.ittan! s’écriait ma mère d’un ton faussement étonné, comment allez-vous, entrez, entrez, mon mari ne va pas tarder. » Quelques murmures confus. On devinait que le visiteur était accompagné de sa femme et d’une petite fille.

Mon père arrivait bientôt du bureau, on échangeait des politesses, on faisait le bilan de l’année et le tour de la parenté. Puis Monsieur B.ittan repartait avec sa petite famille, laissant derrière lui, comme chaque année, un immense gâteau à la pâte d’amande, une boîte de chocolats fins et une bouteille de curaçao. Les pas s’éloignaient dans l’escalier de marbre blanc, encore trempé de pluie, et s’évanouissaient bientôt dans les rumeurs de la rue.

Qui était donc ce Monsieur B.ittan, qu’on ne voyait qu’une fois par an, et qui ne semblait pas vraiment se soucier de la venue du Messie? Les grands, comme toujours, s’en moquaient un peu en l’imitant, comme ils se moquaient de tout, mais ils n’en savaient guère plus que nous, les petits.

Un jour pourtant, en plein milieu de l’année, mon père mit son plus beau costume et nous faussa compagnie, accompagné de ses deux aînés en habits du dimanche. Que voulait dire cette mystérieuse sortie? Les grands, qui étaient toujours au courant de tout, m’apprirent que papa était l’invité d’honneur aux noces de Muguette, fille de Monsieur B.ittan. Ainsi, mon père menait une double vie et fréquentait des familles que nous ne connaissions pas.

Chose certaine, mon père connaissait beaucoup plus de monde que nous. L’été, lorsque nous nous promenions le long des Ports puniques, après le dîner, presque tous les inconnus que nous croisions le saluaient chaleureusement. Et mon père répondait en français, en arabe, en sicilien ou en maltais, c’est-à-dire dans toutes les langues du monde connu.

Les années passèrent. L’exil sépare les hommes qui s’aiment. Nous ne revîmes plus Monsieur Bittan. Puis mon père disparut à son tour. À partir de ce moment, la fête de Noël fut empreinte de nostalgie. Mais un jour, j’entendis soudain frapper à la porte de mes souvenirs. C’était l’après-midi du 24 décembre. Je percevais vaguement la voix timide de Monsieur B.ittan, je sentais l’odeur de la pluie tunisienne, puis je suivais les pas qui s’éloignaient dans le crépuscule.

Comme j’étais devenu grand, je cherchais à comprendre. Je me disais, avec émotion, que ces deux hommes devaient avoir vécu quelque chose d’exceptionnel pour faire preuve d’une si longue fidélité dans leur amitié. L’admiration que je ressentais pour mon père, mon héros, me faisait oublier l’amertume de Noël.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, si un de mes vieux oncles n’avait pas choisi, avant de mourir, de dévoiler un secret dont il restait l’unique dépositaire.

« C’était pendant la guerre, ton père, de retour de la campagne de 1940, avait repris son poste d’agronome à l’Office du blé. Puis les troupes de Rommel, défaites en Libye et cernées de toute part, avaient reflué vers la Tunisie. Un jour, les Allemands donnèrent l’ordre de réquisitionner tous les chevaux appartenant aux Juifs. Pour le jeune meunier B.ittan et sa famille, cela signifiait la ruine. Or, ton père s’était précipité à la minoterie, située à l’autre bout de la ville. »

« Arrivé sur les lieux, il se mit à tambouriner au portail de l’entreprise en interpellant le fils du propriétaire :
— B.ittan! Sors d’ici si tu es un homme! J’en ai assez d’attendre, tu me dois de l’argent, alors paye tes dettes!
Évidemment, tout le quartier fut ameuté. À une époque où la télévision était inconnue, personne n’aurait voulu manquer un tel spectacle, jusqu’aux boutiquiers qui fermèrent carrément leur échoppe pendant l’incident.
— B.ittan! cria ton père, si tu n’as pas d’argent pour me rembourser, je prends ton cheval en gage. »

« Le lendemain, lorsque les policiers se présentèrent pour saisir la bête, ils apprirent qu’elle était devenue propriété d’un Chrétien. Une bonne centaine de témoins, qui s’étaient à nouveau attroupés, pouvait en jurer :
— C’est le cheval de Monsieur Bouret, parole d’honneur, et il était très fâché!
Les policiers rentrèrent bredouilles, mais, en réalité, le cheval est resté à la minoterie, puisque ton père l’avait loué à Monsieur B.ittan, jusqu’à la fin de la guerre, pour la somme de un franc. »

« Voilà toute l’histoire, conclut mon vieil oncle, ton père m’avait fait jurer de n’en parler à personne. Ta mère, qu’il épousa quelques mois plus tard, avant de repartir pour le front, n’en a jamais rien su. »

Dans sa vie trop remplie, mon père n’a guère eu le temps de bavarder avec moi, et je ne crois pas lui avoir déclaré une seule fois que je l’aimais. Mais son regard franc et son éternel sourire m’avaient tout dit. Mon père, ce héros au sourire si doux.

Post Scriptum :