COMMENT JE SUIS DEVENU MILLIONNAIRE
(…et je ne le suis pas resté)

 

Les frelons
Les mathématiques

De l’existence des multiples espèces de frelons

Nous en avons tous rêvé, un jour ou l’autre. Eh bien, cela m’est tombé dessus, juste après la quarantaine. Sans vraiment le vouloir ni le mériter, je suis devenu millionnaire, et deux fois plutôt qu’une. Je le suis devenu à la suite d’une série de bévues administratives et de fausses manœuvres personnelles. Je le suis devenu au moment opportun où je tirais le diable par la queue. Je le suis devenu, et je ne le suis pas resté, fort heureusement peut-être. Car la ruine qui a succédé à ma fortune ne m’a laissé aucun goût amer. Bien au contraire. Lorsque je remue ces vieux souvenirs, je ne peux m’empêcher de sourire béatement dans le fauteuil de mes méditations. Je me revois avec nostalgie, dans un hôtel de Bruxelles, en train d’apporter la touche finale aux programmes d’une startup invitée à la toute première « Conférence du G7 sur la société de l’information ».

Millionnaire par hasard, donc — avec toutefois une bonne dose de transpiration, comme il se doit. On ne se libère pas des rails du destin sans un minimum de fatigue et d’inconscience. Ni sans une belle part de chance, car je suis né au bon moment. Mon cerveau, assez lourdaud pendant mes années d’adolescence, a fini par atteindre sa pleine maturité à l’époque, justement, où l’ordinateur personnel faisait son entrée fracassante, dans l’entreprise comme dans les foyers.

Il en est de l’esprit comme du corps. Chez un individu médiocrement doué, comme je l’étais incontestablement, quelques années d’exercices peuvent engendrer des miracles. Dernier en mathématiques à quinze ans, dernier en anglais, triple dernier en latin et en éducation physique, j’avais heureusement bénéficié, dans les quinze années suivantes, de robustes coups de pied aux fesses. Coups de pied familiaux, bureaucratiques, accidentels, et même auto-infligés.

À trente ans, je me suis reconverti, à la suite d’une totale méprise, dans un métier qui avait alors le vent en poupe, et où la concurrence était faible : programmeur informatique. Il m’a alors suffi de garder les voiles tendues pour voguer allègrement vers ce nouvel El Dorado.

Mais qu’est-ce que l’informatique, au juste? À trente ans, je n’avais pas de notions précises sur le sujet, et la chose m’était indifférente. Par contre, je m’intéressais à ce nouvel ordinateur, que l’on disait personnel. Naïvement, je prenais l’ordinateur pour une encyclopédie vivante, un tremplin pour accéder au savoir universel. Je décidai donc de me procurer un de ces intermédiaires entre les dieux et les hommes.

En fait, les premiers ordinateurs de l’époque ne savaient que ce qu’on voulait bien insérer dans leur gueule. Pas d’internet, pas de réseau, pas même de disque dur. Dès qu’on retirait la disquette, l’ordinateur retrouvait sa parfaite ignorance.

Pendant que j’épargnais la somme nécessaire, et plus que coquette, à l’achat de mon petit ordinateur, je préparais déjà sa venue. Je cherchais d’emblée à mieux le connaître, grâce aux rares ouvrages qui traînaient dans les rayons de la bibliothèque, à la section QA, entre les nombreux livres de mathématiques et de statistiques. Or, les ouvrages en question ne faisaient aucune mention de savoir universel. Tout ce qu’on disait, en général, c’est que les ordinateurs servent à « programmer ».

Qu’est-ce que la programmation? J’avais beau tenter de déchiffrer la langue ésotérique des manuels d’informatique, je restais plongé dans la noirceur. J’aurais pu demeurer dans cette noirceur toute ma vie, et ne jamais devenir millionnaire. Or, grâce à un incident plutôt fâcheux, et tout à fait étranger au sujet, l’illumination finit un jour par tomber du ciel pour éclairer mon âme .

Un an avant cette soudaine révélation divine, j’avais malencontreusement marché sur un nid de guêpes, en coupant mon gazon dans une tenue excentrique héritée de mon enfance méditerranéenne, c’est-à-dire les pieds nus.

Cet incident me conduisit à un certain nombre de découvertes étonnantes. Premièrement, il existe plusieurs races bien distinctes de guêpes, et cela reste vrai même si on ignore leurs noms. L’une de ces espèces, notamment, ne niche pas dans cette sorte de lanterne en papier gris réglementaire accrochée à une branche haute, mais sous la terre. Deuxièmement, lorsqu’il se trouve attaqué en situation d’infériorité numérique, le corps humain réagit instantanément, sans le secours de la conscience, et bat en retraite à une vitesse surprenante. Troisièmement, plus on s’éloigne de leur nid, moins les guêpes sont tentées de vous pourchasser : le nuage qui vous talonnait, littéralement, s’éclaircit progressivement. Quatrièmement, une douzaine de piqûres de frelons peuvent mettre votre vie en danger. Cinquièmement, les remèdes carthaginois traditionnels, tels que le vinaigre de vin, ne sont alors d’aucun secours. Sixièmement, un pharmacien avisé peut vous sauver in extremis, grâce à un vaccin authentique et providentiel. Septièmement, couper le gazon pieds nus constitue une négligence grave et démontre une intégration incomplète à la société québécoise. Huitièmement, l’essence est un combustible admirable, puisque quelques gouttes versées dans un nid de Vespula maculifrons, à partir du réservoir d’une tondeuse à gazon, peuvent entretenir un feu pendant de longues minutes. Comme quoi un malheur vécu est plus riche d’enseignements qu’une soirée passée devant un écran cathodique.

Suite à ce combat épique contre les guêpes, je fus diagnostiqué comme hautement allergique à quatre des cinq espèces d’hyménoptères présents dans la vallée de l’Outaouais, où je demeurais. On m’expédia donc à l’hôpital Civic d’Ottawa, seul établissement de la région offrant les soins nécessaires à ma guérison. Je fréquentai cet hôpital pendant de longs mois, à raison d’une visite par semaine, le mercredi après-midi. Cette contrainte intempestive, contre laquelle je m’insurgeai, me permit pourtant de progresser davantage dans ma compréhension des hommes, de la nature et des sciences.

La clinique de désensibilisation attenante à l’hôpital ressemblait à un nid douillet, où l’on se retrouvait entre habitués, dans une ambiance très britannique. La discrétion était de rigueur, dans la salle d’attente, pendant cette heure de rendez-vous hebdomadaire, et les conversations entre patients inexistantes. En fait, on n’osait même pas se saluer. Les infirmières, par contre, n’hésitaient pas à nous dorloter, nous appelant par nos prénoms et nous glissant toujours un mot gentil à l’oreille. One Canada, deux nations, à tous points de vue, et sans le moindre doute.

À la tête de cette prévenante basse-cour, un vieux médecin à la démarche gauche, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, tel un adolescent ayant grandi trop vite. Ce brave homme aux cheveux blancs s’ennuyait ferme, car les dames de la clinique se chargeaient de tout : paperasserie, injections et réconfort moral. Étant donné que les ordinateurs étaient encore inexistants sur les lieux de travail, pas de jeux de Solitaire ou de pingpong électronique pour tuer le temps du patron ou du syndiqué. Pas de réseaux sociaux non plus, donc pas de photos du tatouage dernier cri d’un ami ou de ses nouilles bolognaises de la veille sur lesquels s’extasier. Le vide existentiel, en somme!

Tous les quarts d’heure, le vénérable docteur, fatigué de regarder les mouches voler dans son bureau, faisait irruption dans la salle d’attente :
— Everything alright?
Les patients les plus extravertis répondaient, d’une voix grave :
— Yes, doctor Purcell.
Les autres levaient poliment les yeux vers le grand manitou, pour le rassurer, et le silence retombait sur la salle, plus pesant que jamais.

Lorsqu’on est dans la trentaine, et en parfaite santé, il existe pourtant une façon agréable de tromper son ennui, sans le secours de la technologie moderne. Il suffit de rêver à des jolies femmes, qu’elles soient réelles ou virtuelles. Or, au milieu des braves petites mamies de la salle d’attente se trouvait une jeune dame haut perchée et bien roulée, qui ne manquait jamais de jeter un coup d’œil discret vers mon humble personne lorsque je me présentais à l’accueil. Un jour, dans le recueillement de cette chapelle aux odeurs d’alcool camphré, son regard avait fini par croiser le mien, et ses joues avaient rougi. Si je n’avais pas été bêtement fidèle en ménage, j’aurais tenté ma chance. Tous les ingrédients d’une aventure sensuelle et romantique étaient réunis : notre attirance réciproque, nos deux timidités, le goût de l’interdit, et un alibi parfait. Nous serions devenus amants, et mon destin de millionnaire ne se serait sans doute jamais concrétisé.

Mais oublions la belle dame, qui cessera bientôt de fréquenter la clinique, et revenons à l’ennui qui accable les patients, sur leur chaise inconfortable.

Nous n’avions la permission de quitter la clinique que trente minutes après les piqûres. Les jours de moindre affluence, une de nos braves infirmières à l’instinct maternel me laissait parfois récupérer dans un des fauteuils de sa chambre de torture. J’en profitais pour bouquiner, tantôt un manuel d’économie, discipline que j’enseignais alors, tantôt un volume d’encyclopédie périmé, et, bientôt, un précis de programmation. L’infirmière me prenait pour un excentrique, car aucun de ses patients habituels n’aurait eu l’idée de lire autre chose qu’une revue de potins ou de mots croisés.
— What are you reading, Rinawde?
— Computer programming, nurse.
Ma bienfaitrice se pencha gentiment vers moi pour jeter un coup d’œil. Puis étonnée de ne pas y comprendre un seul mot, elle s’exclama, incrédule.
— Is that French?
L’idée qu’il existât des livres en français ne lui avait jamais traversé l’esprit!

Lorsqu’on s’ennuie, dans un hôpital, dans une gare, dans une classe, et que nos fantasmes ne sont plus au rendez-vous, il existe une ultime solution : réfléchir ou méditer. L’ennui est le père de l’imagination et de la sagesse. Heureuse époque où les écrans ne venaient pas envahir le moindre moment de liberté!

Les semaines passaient, et, bien qu’étant ô combien plus ferré que mon infirmière dans la langue de Molière, je ne comprenais toujours rien au charabia de ce livre de programmation, que je relisais sans cesse : des boucles conditionnelles, des indentations hiérarchiques, des variables chaînes, des sous-routines récursives, sautez à la ligne 120, appuyez sur la touche Entrée. Mais où veulent-ils en venir, bon sang! Au fond, tout ça dépasse mes capacités, et je mourrai sans jamais savoir ce qu’est la programmation.

C’est alors que l’inspiration me tomba brusquement du ciel. Cet après-midi-là, me trouvant un peu trop pâlot, l’infirmière insista pour me garder dans un de ses fauteuils à ressorts, pour mieux surveiller une crise éventuelle. Le fait est que j’avais fort mal dormi, la nuit précédente, d’où mon teint cireux. J’aurais préféré retourner dans la salle d’attente, pour contempler ma déesse bien roulée du coin de l’œil, mais un gentleman ne désobéit pas à une infirmière anglaise bien intentionnée.

Me voilà donc dans ce fauteuil, à l’abri des rumeurs et des tracas de notre monde séculier, en train de sombrer dans un demi-sommeil. Soudain, une voix divine m’interpelle, comme dans un rêve :
— La programmation, c’est une séquence d’instructions. Fais ci, puis fais ça, puis essaie ci, puis essaie ça, en te basant toujours sur le résultat obtenu à chaque étape. Entre dans le stationnement avec ton auto, puis appuie sur le bouton pour obtenir ton ticket. Si la rangée nord est pleine, continue jusqu’à la rangée sud, sinon, tu peux d’ores et déjà stationner ton auto, fin du programme. Si la rangée sud est pleine également, passe à l’étage suivant et répète la même série d’opérations… la même sous-routine, en quelque sorte, que tu reprendras en boucle jusqu’au dernier étage, si nécessaire. Et si tu n’as toujours pas trouvé de stationnement là-haut, ce qui est improbable mais non impossible, il faut afficher un message à l’écran : Désolé, complet!

Ah, que j’ai hâte de rejoindre le laboratoire informatique de mon établissement, où je pourrai écrire mon premier programme, dopé à 4,77 mégahertz. Après la demi-heure d’attente réglementaire post-injections, je file, sans même jeter au passage un coup d’œil à la jolie patiente qui a si bien su meubler mon ennui depuis des mois. Ingratitude de l’homme touché par la grâce divine!

J’avais longtemps pesté contre le stationnement étagé attenant à l’hôpital, à cause du comportement incompréhensible adopté par les indigènes pour y garer leur véhicule.

La clinique de désensibilisation convoquait tous ses patients à la même heure, ce qui, soyons honnêtes, facilite grandement la gestion des rendez-vous par la bureaucratie. Sur ce point-là, les coutumes ontariennes coïncidaient avec celles du Québec. Officiellement, les séances de piqûres commençaient à treize heures. En pratique, il fallait attendre l’arrivée du docteur Purcell, arrivée elle-même sujette à certaines fluctuations, en fonction du moment où madame Purcell lui servait sa purée dans l’intimité familiale.

Sur le coup des treize heures, on peut s’attendre à ce que les stationnements soient déjà bien remplis. Logiquement, on ne peut alors espérer trouver de place libre avant de parvenir au dernier étage, l’avant-dernier si on est chanceux. Or, l’indigène ontarien, pourtant habitué des lieux, ne tient jamais compte de cette évidence élémentaire. Dès qu’il tourne le premier coin du stationnement, alors qu’il se trouve encore au rez-de-chaussée, il immobilise son véhicule afin de scruter méticuleusement les deux rangées d’une dizaine d’autos qui apparaissent sous son radar. Une, deux, trois, quatre… neuf, dix… multiplié par deux… Oups, pas une seule place de libre! L’indigène redémarre jusqu’au coin suivant, où il freine de ses quatre fers. Quatre coins par étage, jusqu’au quatrième et dernier étage. Quatre puissance deux, en quelque sorte, un demi-octet au carré. L’Ontarien a ainsi besoin d’un bon quart d’heure pour garer son auto, et les automobilistes qui le suivent, et qui ne peuvent le doubler, bénéficient du même délai.

Et chaque mercredi, ce même rituel pénible, qui me mettait en rage! Impétuosité de la jeunesse, toujours trop pressée alors qu’elle a la vie devant elle. Heureusement, mon subconscient sut tirer profit de ce fâcheux contretemps. Semaine après semaine, il accumulait de l’expérience. C’est ainsi qu’au bout d’un an, cette expérience se synthétisa inopinément en un algorithme, clair, simple et précis. Mon premier algorithme, tombé du ciel ce fameux après-midi, sur ce fauteuil d’hôpital, dans mon demi-sommeil. Mon tremplin vers la programmation et la fortune!

Mais ce n’est pas tout! Pour se rendre à ce fameux stationnement, il fallait traverser par deux fois un boulevard encombré, et décrire un grand cercle truffé de feux rouges. De toute évidence, il existait un raccourci. Mon instinct me conseillait, lorsque j’approchais de l’hôpital, de bifurquer vers la ruelle tortueuse qui se trouvait sur ma gauche, avant le boulevard. Ma raison, par contre, me dictait de ne pas le faire, à cause de la pancarte bilingue « DEAD END » qui en marquait l’entrée. Dans certaines circonstances, la connaissance de l’anglais constitue un handicap.

Déterminé à résoudre ce dilemme, je profitai d’un embouteillage pour consulter le plan de la ville qui se trouvait dans ma boîte à gants. De toute évidence, cette ruelle, après un petit coude, menait à la clinique.

Qui avait raison, la pancarte ou le plan? L’obéissance ou l’intelligence? Mon esprit rebelle, ou ma haine des feux rouges, me poussa à prendre le risque. De fait, je me retrouvai en deux temps trois mouvements à l’entrée même du stationnement. Au retour, je pris la ruelle dans l’autre sens, et je pus constater, en y pénétrant, la présence d’une autre pancarte « DEAD END ». Une double impasse, en quelque sorte, probablement la seule sur terre!

Je ne manquai pas, désormais, d’emprunter chaque mercredi ce raccourci inconnu de tous les Ontariens, à l’exception des riverains. Dans une société où la connaissance des itinéraires urbains se transmet presque uniquement par voie orale, l’usage d’une carte géographique procure aux rares initiés un avantage comparatif immédiat, et réutilisable dans d’autres domaines du savoir.

À cette époque, je m’étais pris d’une telle passion pour l’informatique, ce nouveau continent rempli de merveilles, que mes connaissances progressaient à pas de géant. J’avais même entrepris la création d’un logiciel de dessin.

Dans un premier temps, la découverte de mon raccourci enfla ma vanité, ce sentiment le plus souvent stérile que certains appellent aussi « estime de soi ». Puis, je me rendis compte, à ma grande honte, que mon logiciel de dessin accomplissait lui aussi un détour inutile à travers les boulevards encombrés et les feux rouges intempestifs.

Cette expérience aura constitué pour moi une double leçon, pratique et morale. Pour se démarquer de la concurrence, il faut savoir user d’audace et trouver d’utiles raccourcis, il faut sortir des sentiers battus. Par ailleurs, le programmeur doit aborder sa journée de travail avec humilité, c’est-à-dire sans complaisance pour ses exploits de la veille. La vanité n’est de mise que dans la soirée, lorsqu’on s’endort satisfait du devoir accompli.

Le fameux raccourci, clé du succès de l’entreprise et du bonheur de l’ouvrier, se dérobe volontiers aux recherches, d’où son intérêt. C’est souvent au moment où, épuisé par de vains efforts et privé de toute aide extérieure, le programmeur s’apprête à jeter l’éponge, que la révélation lui tombe du ciel.

[En pénétrant dans l’aile de l’hôpital, les panneaux bilingues portant mes traductions.]

Après deux ans de traitement, j’étais désormais un malade guéri et un programmeur accompli. Le médecin qui avait remplacé le docteur Purcell à la clinique de l’hôpital constata mon immunité, récemment acquise, contre les quatre espèces de guêpes répertoriées dans le pays. Cependant, après vérification, il me trouva une allergie aux abeilles, ce qui avait échappé au brave docteur Purcell. Je dus recommencer le traitement à zéro, pour deux nouvelles années.

Comme le faisait remarquer un grand philosophe, tout embarras devient source de connaissance, pourvu qu’il ne tue pas son bénéficiaire. Ce fâcheux contretemps me permit d’observer directement, en tant qu’économiste, les tenants et les aboutissants d’une astucieuse initiative gouvernementale, subtilement baptisée « Partenariat public-privé » (PPP). Cette politique avait officiellement pour but de combiner la bienveillance naturelle de l’État à l’efficacité légendaire des entreprises en quête de profit. En d’autres mots, il s’agissait de diminuer les coûts de production, pour le plus grand bien des contribuables et des citoyens.

Le lecteur se demandera ce qu’il était advenu du docteur Purcell. Bénéficiait-il enfin d’une paisible retraite, trop longtemps ajournée, auprès de madame Purcell? Que non point! Notre bon médecin, seul maître après Dieu dans la clinique de désensibilisation, avait un jour déménagé ses pénates dans un bureau privé, de l’autre côté de la rue, au vingt-et-unième étage d’une tour carrée. L’Hôpital, en quête de rationalisation, ne fournissait plus les doses de sérum aux patients, qui devaient désormais se les procurer auprès d’une société privée nouvellement créée, celle-là même qui, par le plus grand des hasards, venait d’embaucher le docteur Purcell.

En somme, il suffisait au patient de traverser la rue, avec son carnet de chèques, pour prendre possession de ses doses de sérum, au prix modique de 10 $ l’unité. Inconvénient mineur, on en conviendra, et petite marche de santé. L’année suivante, le tarif doubla. On invoqua une soudaine pénurie, causé par une réduction de l’offre mexicaine, à moins qu’il ne se soit agi d’une augmentation de la demande américaine. Il y eut à peine quelques grincements de dents, car les indigènes de l’Ontario préfèrent se conformer de bon cœur aux décrets du Ciel plutôt que de se rebeller. En cela, ils diffèrent, une nouvelle fois, de leurs voisins québécois, qui ne se soumettent à l’autorité qu’après avoir sacré intérieurement.

Six mois plus tard, le tarif du sérum grimpait à 50 $ la dose. Certains patients, allergiques à toutes les catégories d’hyménoptères, devaient alors débourser 250 $ par semaine. Bon nombre d’entre eux, qui ne possédaient pas d’assurances, se virent alors contraints d’abandonner leur thérapie.

Un bon conseil d’économiste, lorsqu’un gouvernement, canadien, américain ou autre, concocte une nouvelle politique de PPP, c’est le moment d’investir dans les entreprises privées qui lui serviront de partenaires. Les gains de capital s’avèrent souvent faramineux.

 

Le monde en équations

Il paraît que le monde, au fond, n’est qu’un savant système d’équations imaginé par un génial créateur. C’est pourquoi l’informatique, qui vise à traiter les données du monde, se fonde avant tout sur les mathématiques. Je ne pouvais donc réussir dans la carrière de programmeur sans de solides notions de ces mêmes mathématiques. Or, on se rappellera que j’étais, à quinze ans, aussi nul dans les sciences que dans les lettres.

Cependant, tant qu’on n’a pas jeté l’éponge, rien n’est jamais perdu. Il y a toujours, dans la vie, de bonnes raisons d’espérer. Dernier de la classe dans presque toutes les matières, mais premier en italien. Mon cerveau n’était peut-être pas en cause. J’avais sans doute besoin d’une simple remise à zéro. De fait, ma dernière performance en latin fit tellement baisser ma moyenne qu’elle me valut de redoubler mon année scolaire. J’avais, ce jour funeste, obtenu une note d’à peine 12,5/100 à ma traduction d’une Catilinaire de Cicéron, du jamais vu dans les annales de mon lycée marseillais.

On me transféra, malgré moi, dans un programme d’études moins ambitieux, où le latin était remplacé par une troisième langue vivante, et les mathématiques réduites à leur plus simple expression. Rendez-vous en septembre, après les vacances.

Ayant découvert par hasard, au cours de l’été sur une plage de Corse, la technique de l’apprentissage des langues en même temps que celles du crawl, ce transfert scolaire forcé, combiné au redoublement de classe, me fut bénéfique. En plus de l’italien, j’étais bientôt premier en anglais et en espagnol. C’était tout bête, il suffisait de connaître la bonne méthode, que l’école se garde bien de divulguer aux élèves médiocres. Et pas besoin d’un soi-disant don pour les langues pour se mettre à les comprendre.

Ce mois passé sous la tente au bord de la mer Méditerranée m’avait fait comprendre une autre réalité, tout aussi fondamentale pour ma future destinée. Ce n’est qu’après quatre ou cinq bonnes semaines de vacances que, lassé de tant de soleil et de lumière, on peut rentrer chez soi sans regret. Ajoutons une semaine avant le départ, pour préparer son baluchon, et une autre après le retour, pour se réadapter au monde civilisé. Manifestement, la vie ne mérite pas d’être vécue si on ne dispose pas de deux mois de vacances annuelles.

À 17 ans, j’étais devenu assez ferré en anglais pour fréquenter une école du fin fond de l’Iowa. Je profitai de la charge de travail plutôt légère, pour ne pas dire inexistante, de la high school américaine, pour me remettre aux mathématiques. Je comptais en effet m’inscrire l’année suivante à la faculté de sciences économiques d’Aix-en-Provence. Non pas que j’éprouvais une quelconque affection pour cette matière, mais j’avais procédé par élimination. Trop faible pour les sciences, trop ambitieux pour les lettres, détestant le droit, il ne me restait que les sciences économiques.

Je ne pouvais me permettre d’aborder l’université sans avoir rafraichi au préalable mes notions de mathématiques. Si, au départ, je ne comprenais pas un traitre mot de ce qui était écrit dans le manuel d’algèbre apporté dans mes bagages, je disposais par contre d’un an pour en venir à bout, à raison d’une séance par semaine. La tortue disciplinée finit toujours par atteindre le poteau d’arrivée. Comme on dit en Iowa, la première clé de la réussite, c’est le timing.

Alors, au travail! Mais que veut dire l’auteur par « cette fonction suit une application en structure d’anneau »? Tous ces mots me sont familiers, et pourtant, je n’y comprends rien. Allons, du courage! Recommençons depuis le début!

Je n’avançais guère dans mon rattrapage, mais j’avais une bonne raison de persévérer. À l’âge de 11 ans, au lycée Caillou de la Marsa, j’avais, une fois n’est pas coutume, obtenu un excellent score à un examen de mathématiques, portant sur une matière entièrement neuve. Mon père, que, contrairement à mes habitudes, je mis au courant de mes résultats, ne s’étonna pas de ma performance. Son diagnostic fut le suivant : « Tu es matheux, c’est normal, j’étais matheux à ton âge ». Certains encouragements, pourvu qu’il ne soient pas entièrement gratuits, ni motivés par la flatterie ou l’intérêt, peuvent changer une vie.

Cependant, malgré cette heureuse hérédité, je ne progressais toujours pas, dans la petite chambrette que je partageais avec mon frère adoptif de l’Iowa. Toutefois, le temps jouait en ma faveur. Au bout d’un mois, une évidence s’imposa à mon esprit : « je ne comprends rien à ce manuel parce qu’il est écrit dans une langue étrangère, la langue des professeurs de math ». Il me fallait simplement apprendre cette langue, comme j’avais appris l’anglais, idiome qui, deux ans plus tôt, m’était aussi compréhensible que le chinois et les mathématiques. Le brouillard commença alors timidement à se dissiper.

De fait, mes études en sciences économiques, qui succédèrent à mon séjour en Iowa, se déroulèrent sans accrocs. En fin de compte, je m’étais inscrit à tous les cours de mathématiques disponibles, et j’avais évité tous les cours de droit. Cela n’était pourtant pas suffisant pour faire de moi un mathématicien.

Après mes études universitaires, je me retrouvai au Québec, dans la région de l’Outaouais, par un de ces hasards qui changent toute une vie. En attendant de recevoir un visa me permettant de m’établir aux États-Unis, je cherchais activement un emploi. Ayant appris que les employés québécois ne disposaient que de quinze jours de vacances annuelles, une seule voie restait ouverte au Méditerranéen que j’étais : la carrière de professeur. Un métier d’ailleurs fait pour moi, qui avais toujours aimé, depuis mon plus jeune âge, faire profiter les autres de mon ignorance.

On m’offrit bientôt un poste dans le programme d’immersion française d’une école protestante. Le directeur du département se montrait d’autant plus enthousiaste à recevoir ma candidature que sa fille était née dans la même ville que moi, Carthage.
— Vous avez suffisamment de cours d’économie à m’offrir? demandai-je innocemment.
— Aucun. Vous n’enseignerez pas l’économie. Vous enseignerez les mathématiques.
— Mais… Je ne possède pas de diplôme en mathématiques.
— Ce n’est pas essentiel. Si vous avez étudié l’économie, vous devez être bon en mathématiques, n’est-ce pas?
— Je me débrouille.
— Alors, c’est parfait. Venez nous rencontrer le plus tôt possible.
— Sans diplôme en mathématiques?
— Sans diplôme en mathématiques. La seule exigence absolue, pour enseigner, c’est un certificat en pédagogie. Vous pourrez vous inscrire dès la rentrée. Vous aurez deux ans pour le terminer.

Ainsi, je devins non seulement enseignant de mathématiques sans posséder le moindre diplôme de mathématiques ni d’enseignement, mais on me confia également, en vertu d’un étrange principe de compétence « par contiguïté », un cours d’écologie. Qui dit économie dit mathématiques, qui dit mathématiques dit sciences, qui dit sciences dit biologie, et qui dit biologie dit écologie! C’est pourtant évident!

Ce système plutôt indulgent peut paraître étrange, mais il ne m’empêcha pas de devenir un bon professeur, apprécié de mes élèves. Bien sûr, j’aurais ramé si on m’avait confié des cours de haut niveau, mais mon école n’offrait que des cours de bas niveau.

Un an plus tard, j’avais terminé mon certificat en pédagogie, qui ne demandait guère d’efforts. En principe, ce nouveau diplôme devait me permettre d’obtenir le permis d’enseigner indispensable à ma permanence. Cependant, un fonctionnaire tatillon en avait décidé autrement. C’est pourquoi le directeur de l’école me convoqua un jour dans son bureau :
— We’ve got a problem, Rinawde, le ministère de l’Éducation refuse de t’accorder ton permis d’enseigner. Nous ne pourrons pas te réembaucher l’automne prochain.
— Mais, mais… Au départ, il était entendu que le certificat en éducation suffirait.
— Écoute, si tu n’es pas d’accord, tu n’as qu’à descendre à Québec. Va t’expliquer avec eux, moi, je ne peux rien faire.

En route pour Québec, en autocar Voyageur, un aller-retour de mille kilomètres. Départ de bon matin. Correspondance à Montréal. Vers 13 heures, je me pointe à la fameuse tour G de Québec, gratte-ciel moderne abritant le prestigieux ministère de l’Éducation, temple de l’Amérique française en plein essor national. On cherche mon dossier, sans résultat. Administrativement, je n’existe pas. J’insiste. On est bientôt sur le point de m’expulser, manu militari. J’ai l’heureux réflexe d’exhiber un relevé de paie prouvant que je suis bel et bien rémunéré par ledit ministère. On renvoie le gardien de sécurité tout frais surgi de l’ascenseur.

Je suis bientôt introduit dans le bureau d’un cadre plus futé que les autres.
— T’enseignerais pas dans une école anglaise, des fois?
— Oui, c’est ça.
— Ici, c’est le secteur français. Faut aller dans autre bureau, dans le vieux Québec. Prends l’autobus numéro tant et descends à telle adresse.

Avant ce petit voyage, on m’avait mis en garde contre la ville de Québec : « mentalité provinciale, froideur des indigènes, snobisme ». Pourtant le chauffeur de l’autobus m’accueille avec un large sourire et me promet de me prévenir lorsque je devrai « débarquer ». Tout le monde se dit bonjour, dans la rue ou à travers la fenêtre, quitte à se contenter d’un clin d’œil complice faute d’avoir le temps de mieux se saluer. Pour la première fois depuis bien longtemps, je n’ai plus l’impression d’être un étranger.

Le fonctionnaire du secteur anglais, tout aussi poussiéreux que son bureau, me fait un accueil moins cordial. J’ai d’abord droit à une admonestation pour avoir osé l’aborder dans la langue de Félix Leclerc. Il me confirme ensuite avoir connaissance de mon cas, puisque le refus de m’accorder un permis d’enseignement émanait de sa propre initiative. Puis, ayant extrait mon dossier d’une pile de chemises écornées, il me rappelle que, pour obtenir ce permis, je devais d’abord m’inscrire à un certificat en éducation. Je l’assure que tel est bien le cas, et que je suis même sur le point de terminer mes cours. Où ça? Au Centre d’études universitaires en Outaouais québécois (CEUOQ). Le fonctionnaire acariâtre refuse de me croire. Il exhibe un catalogue dans lequel figure le nom du Centre d’études universitaires en Abitibi. Mais le CEUOQ, or whatever, it just doesn’t exist, Mister Bowrette!

Cette fois, point de reçu à sortir de ma poche pour prouver le contraire. Devant mon insistance, le bureaucrate veut bien admettre l’existence du CEUOQ, mais il n’est pas question pour lui de revenir sur sa décision. De toute façon, vous n’avez pas de diplôme en mathématiques.

Après m’être tapé 500 km pour venir rencontrer ce fonctionnaire, je ne suis pas homme à abandonner la partie sans combattre :
— Vous me donnez combien de temps pour obtenir mon bac en mathématiques?
Celui qui tient mon destin entre ses mains me dévisage d’un air surpris :
— Si c’est un bac en trois ans, je vous donne trois ans, finit-il par consentir.

Sitôt rentré, sitôt inscrit, dès la session d’été. Je suivis ainsi des cours amusants tels que Lancement d’une fusée spatiale, des cours éprouvants pour mon petit cerveau tels que Programmation linéaire dans l’espace, et des cours fondamentaux pour ma future carrière en informatique tels que Logique et algèbre de Boole.

C’est là que je fis connaissance avec les pionniers de l’enseignement des mathématiques supérieures en Outaouais, les Yvon Thibaudault et les Pierre Labrecque : de véritables maîtres qui se montrèrent savants dans leur domaine et indulgents devant mes lacunes; de ces Québécois d’antan qui savaient inspirer par leur sagesse, leur courage et leur générosité les jeunes blancs-becs de ma génération.

Un an plus tard, toujours sans nouvelles de mon permis d’enseignement et craignant plus que jamais les caprices de la bureaucratie, je quittai mon école anglaise pour le Cégep francophone local, qui cherchait justement un professeur d’économie. Simultanément, mon dossier passait de ce bureau miteux du Vieux-Québec, à la futuriste Tour G. Un mois plus tard, je recevais mon permis d’enseignement, dont je n’avais désormais plus besoin, accompagné d’une lettre d’excuses : « ce permis aurait dû vous être accordé dès l’obtention de votre certificat en éducation ».

C’est ainsi que je finis par me retrouver, sous la contrainte d’un bureaucrate obtus, incompétent et francophobe, avec un diplôme superflu en mathématiques. Superflu dans l’immédiat, mais combien utile à ma deuxième carrière, celle d’informaticien! Sans la malchance, je n’aurais jamais pu devenir millionnaire! (Et ne pas le rester!)

(À suivre…)

 

Les logiciels

Liste des principaux programmes (produits en solo) : REPER : Un explorateur de fichiers à deux fenêtres IMAGE : Logiciel de dessin GRAPHEX : Un traceur de graphes (à partir d’équations ou de données statistiques) Équations paramétriques : courbes qui ne se contentent pas de serpenter le long d’un axe, mais qui effectuent des loopings et des croisements de trajectoires. VICO (avec le sieur Gascon) : L’ordinateur Amiga, avec ses possibilités graphiques inédites et son langage de programmation structurée. Un logiciel de présentation des différents programmes d’une institution, avec illustrations, animations, navigation (une sorte de Powerpoint avant la lettre, combiné à des menus et des liens de navigation). Un logiciel de dessin rudimentaire pour fabriquer les images (avec commandes au clavier, puisque la souris n’était pas encore diponible). Logiciel créé en une nuit, et, le soir suivant, l’ingénieux Gascon avait déjà produit sa première série de dessins. Pas de souris, de simples commandes au clavier pour tracer points, lignes et surfaces. Les Éléments d’Euclide appliqués à l’informatique. Un photolithographe soigneux, méthodique et talentueux TRANSFI : Un expéditeur de fichiers (découpés en paquets) TEXTO : Un traitement de texte doublé d’un clavardage PROPOR : L’affichage et l’impression de majuscules accentuées et de caractères à chasse proportionnelle. DEPECHE (ou Poste ramoudienne) : Cartes postales illustrées et timbrées, assorties d’un message personnel en lettres d’imprimerie proportionnelles. Je voyais bien l’intérêt commercial de ces innovations, mais je n’avais ni la motivation, ni le culot, ni même l’ambition de les mettre sur le marché. Seul le projet du VICO était sorti de l’ombre, grâce à l’esprit d’entreprise de Gascon. Le décollage de Globeflash, une décennie plus, fut le résultat d’une telle rencontre, entre le modeste inventeur que j’étais et un entrepreneur téméraire de mes amis.

Contrats : Défense nationale (à travers Daniel Bizier, et avec le major X). Là encore, les ravages du PPP. Pour aller voir le major, il fallait montrer patte blanche. Mais lors du déménagement des bureaux de la rue Rideau vers le nouvel immeuble de Hull, sous les auspices d’une entreprise privée (peu compétente, mais sans doute amie d’un quelconque député), les classeurs et leurs archives avaient traîné sur le trottoir toute une fin de semaine.

Printel. À Gatineau, Gréber. Présenté Texto. Rencontré, dans l’immeuble, une ancienne étudiante du Cégep travaillant dans un bureau d’architecte, celui-la même qui vient d’obtenir le contrat de conception du nouveau campus de ce Cégep. Comme le monde est petit, n’est-ce pas touchant! Oh, surprise supplémentaire, l’architecte en chef de ce bureau ressemble comme deux gouttes d’eau au président du conseil d’administration dudit Cégep. Même visage, même cravate, même nom. Enquête de sécurité à la Sûreté du Qc (on prend mes empreintes sans même vérifier mon identité).

SYMDEB et l’ordre des chiffres dans un nombre

Si je n’avais pas été fidèle en ménage, puis cocu comme le sont bien des maris fidèles, je ne serais jamais devenu millionnaire. D’où l’on peut conclure que la carrière d’époux, comme celle du professeur, peut mener à tout à condition d’en sortir.