S’OBSTINER SUR LES FINS
(…et non sur les moyens)

 

L’histoire se passe à l’époque des derniers téléphones fixes. Il fallait alors se lever à tout bout de champ pour répondre aux casse-pieds qui prennent un malin plaisir à importuner les honnêtes citoyens, quand ceux-ci sont tranquillement écrasés dans leur fauteuil à lire le journal en mangeant des cacahuètes.

Depuis quelques temps, je reçois des appels étranges :
— Allô? Êtes-vous Monsieur Untel? Avez-vous reçu mes documents sur le placement X?
— Vous avez dû faire un faux numéro.
— Ah bon, excusez-moi.

Le lendemain, nouvel appel.
— Allô! Bonjour Monsieur Untel. Ça s’est bien passé avec les Américains, à Toronto, pour les obligations à long terme?
Ça finit par devenir agaçant.
— Mais qui appelez-vous, au juste? Qui est ce Monsieur Untel?
— Ben j’appelle Monsieur Untel, à la banque Ontario Dominion. C’est pas vous?

Et ça recommence, tous les jeudis, et parfois le lundi ou le vendredi, et même le mardi et le mercredi. Sans compter les messages qui s’accumulent dans ma boîte téléphonique, et auxquels je ne réponds jamais.

Je finis par prévenir la banque. De standardiste en secrétaire, je tombe finalement sur une gestionnaire, qui nie d’emblée l’existence du problème :
— C’est impossible, vous devez faire erreur.
J’ai beau lui jurer que tous ces appels sont bien réels, que je n’ai pas rêvé, et que le nom de la banque a été clairement prononcé, elle refuse catégoriquement de me croire.
Il est évident qu’elle me prend pour un gâteux, c’est pour elle la seule explication plausible.
Naturellement, elle refuse de procéder à la moindre vérification.

Nouveaux appels intempestifs, deux ou trois fois par semaine. Je réponds d’un ton toujours plus bourru :
— Allô Monsieur Untel?
— Méchant numéro!
Mais après m’être énervé en vain pendant un bon bout de temps, je laisse mon intelligence reprendre le dessus. La prochaine fois, je demanderai à mon interlocuteur où il a obtenu mes coordonnées. Quelle bonne idée, il suffisait d’y penser. J’attends désormais avec impatience la sonnerie du téléphone.

Enfin, après une période d’accalmie qui me paraît relativement longue :
— Allô? Je pourrais parler à Monsieur Untel? C’est de la part de « Djo ».
— Excusez-moi, mais est-ce que vous le connaissez personnellement, ce Monsieur Untel?
— Non mais j’ai une question à lui poser sur les fonds de placement à croissance progressive.
— Dites-moi… Où avez-vous obtenu ce numéro de téléphone?
— Ben, comme tout le monde, dans l’annuaire de la banque.

Me voilà mieux armé pour rappeler la banque Ontario Dominion. Après une valse de transferts, on me passe une autre gestionnaire, qui me reçoit sèchement. Officiellement, elle considère mon appel comme une plaisanterie de mauvais goût, mais je sens bien que si j’insiste, elle me prendra carrément pour un fou dangereux. Comme notre conversation ne mène manifestement nulle part, je décide de m’adresser à une personne mieux placée qu’elle dans la hiérarchie. Et en effet, après une nouvelle série de transferts, une dame, plus courtoise que la précédente, me répond… en anglais. Elle me promet de faire une petite enquête et de me rappeler bientôt. Je prend soin de lui demander son nom. Une certaine Madame Shirley X, dont le titre approximatif signifie « Directrice des Services de la Gestion des Relations et du Développement des Ressources (DSGRDR) ».

Avec la banque Ontario Dominion, allez savoir pourquoi, ce sont toujours des hommes qui m’appellent et des femmes qui me répondent. Peut-être cela fait-il partie des mœurs bancaires canadiennes.

La semaine suivante, je réussis à joindre Madame Shirley. Car cette dernière ne m’a évidemment pas rappelé.
— Ah oui, ça me revient, fait-elle de sa voix douce et ferme. J’ai trouvé la raison de ces appels. Votre numéro de téléphone figure dans l’annuaire interne de la banque Ontario Dominion, à côté du nom d’un de nos courtiers. Vos deux numéros sont presque les mêmes, ils ne diffèrent que d’un chiffre.
Je lui fais remarquer que un seul chiffre ou tous les chiffres, le résultat est le même, qu’il est fatigant de se lever chaque fois que le téléphone sonne pour rien, et qu’il est encore plus pénible de devoir effacer tous ces messages sur mon répondeur. Elle concède en effet, que tout cela est regrettable, même si elle n’est pas convaincue à propos du répondeur, « c’est facile de faire le ménage, dit-elle, you know Renaud, d’ailleurs avez-vous pensé à utiliser un téléphone sans fil qu’on peut garder à côté de soi, ils sont épatants », mais bref, il n’y a pas grand chose qu’elle puisse faire.

On a beau dire, moi je trouve ça sympathique que les Anglaises nous appellent par notre prénom, même si on ne les connaît ni d’Ève ni d’Adam.

Mais bon, revenons à nos moutons :
— Pourquoi est-ce que la banque Ontario Dominion ne met pas tout simplement son annuaire à jour?
— Mais Rinode (Renaud), vous savez, il vient juste d’être imprimé le mois dernier, et il a été distribué à toutes les succursales. Il faudra attendre la sortie du prochain annuaire.

Oh que ça va être long!

Je souligne que cette erreur de numéro doit causer encore plus de désagrément à la banque qu’à mon humble personne. Mais j’ai beau insister, je n’obtiendrai rien. Madame Shirley utilise une tactique de résistance passive, Ô combien canadienne, qui consiste à refuser poliment de faire le moindre pas jusqu’à ce que l’adversaire abandonne la partie. Là où l’Américain se fendrait en quatre pour trouver une solution à votre problème, le Canadien (anglophone ou francophone) trouve moins fatigant, et surtout plus prudent, de ne rien faire. Non seulement ça marche neuf fois sur dix, mais les victimes s’en accommodent fort bien.Asinus asinum fricat.

Me revoilà seul, chez moi, à ruminer contre les banques et les importuns. Tiens, en attendant, je vais supprimer mon abonnement au répondeur téléphonique. Écouter des messages téléphoniques en rentrant du bureau, c’est comme regarder l’enregistrement de la partie de hockey de la veille, alors qu’on connaît déjà le vainqueur. « Allô, ici le “Groupe Vision Pelouse International”, on doit passer dans votre quartier, un camelot a laissé un dépliant dans votre boîte à malle. Nous vous offrons une réduction… ». Clac! Suivant! « Allô, c’est Mélanie, il est quatre heures trente, on est jeudi, j’ai essayé de t’appeler un peu plus tôt… ». Clac! Suivant! Je sais qu’on est jeudi, et de toute façon je ne connais pas de Mélanie!

Parlez-moi du « direct », au moins l’imprévu est toujours possible, mais le « différé », pouah, c’est lent, c’est mou, ça manque de suspense. Il y a longtemps que je n’éprouve plus aucun plaisir à faire défiler les messages tous les soirs. Si je dois en plus me taper les courtiers de la banque Ontario Dominion, non merci! Et en plus, on paie un abonnement pour ça! Fini le répondeur!

Une nouvelle semaine a passé. La neige commence déjà à fondre. Dring! Dring!
— Allô Monsieur Untel, ici « Rodge », de la succursale de Toronto, vous savez que votre répondeur ne marche plus?

Que faire? Restons calme. Mon Dieu, ou Confucius, inspirez-moi!

Une petite voix me glisse à l’oreille : « Le sage doit s’obstiner sur les fins et non sur les moyens. »
Il me faut donc changer de stratégie. Or, la seule façon d’éconduire un casse-pied est de lui rendre la pareille, avec les intérêts.
— Monsieur Untel s’est absenté pour quelques minutes, dis-je, je suis désolé. Rappelez-moi votre nom?
— Je suis Roger Tremblay, il m’avait dit de lui téléphoner à dix heures.
— Ah, oui… Monsieur Tremblay vous dites… Attendez, je crois qu’il a laissé un message pour vous… Un instant, s’il-vous plaît.
Monsieur Tremblay reste silencieux au bout du fil, mais je suis sûr qu’il est ravi d’apprendre qu’on a pensé à lui. Si seulement il savait ce qui l’attend.
Je froisse, devant le combiné du téléphone, la première feuille de papier qui me tombe sous la main, et qui se trouve être le bulletin bilingue de notre député fédéral, dont je n’arrive d’ailleurs jamais à me rappeler le nom.
— Ah… Voilà! C’est ça… Monsieur Roger Tremblay… Euh, Monsieur Untel vous fait dire qu’il refuse de discuter avec vous et qu’il est inutile de le rappeler.
— Quoi!… Mais… mais…
— N’insistez pas Monsieur Tremblay, y veut p'us rien savoir de vous.
Étant donné que « Rodge » me prend pour un simple standardiste, notre conversation a vite fait de tourner court, mais je peux vous assurer que Monsieur Roger Tremblay, fulminant, prépare déjà sa terrible vengeance contre ce pauvre Monsieur Untel, qui ne se doute de rien.

Dès le lendemain, je reçois un coup de fil de Madame Shirley, la Directrice des Services de la Gestion des Relations et du Développement des Ressources de la banque (ou quelque chose du genre). Toujours aussi aimable, même si elle ne m’appelle plus par mon prénom. Elle craignait sans doute de ne pas pouvoir me joindre car elle semble soulagée d’entendre ma voix en chair et en os.
— Monsieur, je voulais vous prévenir que nous avons trouvé une solution à votre problème. Nous avons envoyé un message à tous nos agents afin qu’ils corrigent leur bottin téléphonique. Nous nous excusons des ennuis que cela vous a causé. Il se peut que vous receviez encore deux ou trois appels, tout au plus. Si cela devait arriver, seriez-vous assez aimable de les prévenir qu’ils ont fait un mauvais numéro? En attendant, donnez-nous votre adresse et nous vous ferons parvenir un petit quelque chose.

Chouette, recevoir un petit quelque chose d’une aussi grosse banque, ça doit être génial! Et, de fait, je reçus un petit colis le mois suivant. Qu’était-ce au juste? Un agenda? Un calendrier? Un crayon aux armoiries de la banque? Dix ans après les faits, le silence indigné de Monsieur Roger Tremblay résonne encore dans ma tête, mais j’ai complètement oublié en quoi consistait ce précieux dédommagement.

Renaud Bouret